Juliette Bénabent Publié le 22/12/22
« Loin d’une copie figée de la réalité, le souvenirs sont vivants, en construction perpétuelle » (Robert Jaffard, neurobiologiste)
Maia Flore/Agence VU
La mémoire est fragile, et notre facétieux cerveau, lui, est capable de fabriquer de faux souvenirs aussi prégnants que les vrais. Un piège qui peut être aussi un bienfait…
Je me souviens, donc je sais qui je suis. Quoi de plus solide que nos souvenirs intimes, bien rangés au fond de notre cerveau ? Quoi de plus sûr que ces scènes vécues, que l’on peut rappeler au présent à tout moment ? Attention, piège. Pas si fiable, notre mémoire recèle de redoutables traquenards, des éléments travestis, impossibles à démasquer : les faux souvenirs. Dans son récent livre collectif Mémoires de nos mères, l’autrice Laurence Campa évoque sa grand-mère vietnamienne. « J’ai longtemps cru que, dans son salon parisien, trônait un énorme autel aux ancêtres, raconte-t-elle. Quand je suis allée au Vietnam, en sentant l’encens brûlé dans les temples, j’ai reconnu l’odeur du salon de ma grand-mère. Mais ma tante m’a expliqué que cet autel n’avait jamais existé, et que ma grand-mère asthmatique ne brûlait pas d’encens… »
Comment des intrus peuvent-ils se glisser dans nos souvenirs ? Le Pr Pascal Roullet, neurobiologiste à l’université Paul-Sabatier de Toulouse, explique leur mode d’emploi : « Quand on enregistre une information, elle passe quelques minutes dans la mémoire à court terme, avant que s’active la consolidation mnésique. Ce mécanisme, qui dure de dix à douze heures, fixe le souvenir. Une fois stable, il passe dans la mémoire à long terme, gérée par l’hippocampe, dans le lobe temporal. Il y reste pendant trois à quatre ans, puis le cortex cingulaire antérieur prend le relais, pour la mémoire à très long terme. » Au cours des quelques minutes précédant la consolidation, le souvenir en construction est « fragile, labile », il peut être altéré par une interruption, une autre information, une sensation…
Et même quand la mémoire est stabilisée, cette fragilité peut resurgir. À la fin des années 1990, Pascal Roullet est membre de l’équipe dirigée par Susan Sara, directrice de recherche au Collège de France, qui fait une découverte majeure : la « reconsolidation ». « Quand on rappelle l’information en se la remémorant, si on produit des interférences − médicaments ou électrochocs −, on peut provoquer une amnésie. Cela veut dire qu’à chaque fois qu’on réactive un souvenir il redevient fragile, comme avant la première consolidation, et pour quatre-vingt-dix à cent vingt minutes. » C’est à ce moment qu’un élément faux peut s’intégrer au souvenir d’origine.
Une porte ouverte à la manipulation
La première à avoir étudié ces chausse-trappes mémorielles est une professeure de sciences cognitives américaine, que Pascal Roullet appelle « la papesse des faux souvenirs ». Elizabeth Loftus a démontré la possibilité de les implanter sciemment chez un sujet, dans ses nombreuses recherches démarrées dès les années 1970 : racontez par exemple à des gens, parmi de vraies anecdotes d’enfance, qu’ils se sont perdus dans un centre commercial, et environ un quart en arrivera à « se souvenir », en toute bonne foi, de cette mésaventure… fictive.
En sachant s’y prendre, un thérapeute charlatan, une secte, un parent manipulateur peuvent donc contaminer la mémoire d’autrui avec un souvenir fabriqué. Dans une étude de 2015, deux chercheurs anglais, Julia Shaw et Stephen Porter, ont même réussi à convaincre des volontaires qu’ils avaient commis, adolescents, un vol ou une agression. « Onze sur vingt ont fini par raconter leur confrontation avec la police, qui n’avait jamais eu lieu, avec en moyenne douze détails, que les chercheurs n’avaient pas mentionnés », rapporte Pascal Roullet.
Souvent sollicitée par la justice américaine, Elizabeth Loftus alerte inlassablement sur la fiabilité relative du témoignage, depuis le procès de George Franklin en 1990 − accusé par sa fille d’avoir violé et tué une de ses amies, sur la foi d’un souvenir « retrouvé » vingt ans après les faits, il a été condamné puis innocenté. L’École nationale de la magistrature française, depuis quelques années, intègre à la formation des futurs juges des ateliers sur la malléabilité de la mémoire. Mais l’affaire ne s’arrête pas là : le faux souvenir n’a besoin de personne pour prospérer dans nos neurones.
Un champ d’exploration infini
Revenons à Laurence Campa et sa grand-mère vietnamienne. Pascal Roullet émet une hypothèse. « Elle a ce souvenir précis de sa grand-mère, et peut-être au même moment des souvenirs diffus d’autels aux ancêtres aperçus ailleurs, et enfin ceux de son voyage, avec l’odeur de l’encens. Ces traces mnésiques distinctes sont sous-tendues par des réseaux neuronaux séparés, mais en étant activées en même temps par sa mémoire, elles se fondent en une seule. » Une fois le souvenir contaminé, impossible de démêler le faux du vrai. « Les vrais souvenirs comportent plus de détails sensoriels, olfactifs, visuels ou auditifs que les faux, explique Elizabeth Loftus, mais seule une « corroboration indépendante » − une preuve matérielle ou un autre témoignage − permet la distinction. » Ainsi le récit familial de Laurence Campa a établi que son souvenir était faux.
Il ne s’agit pas d’une défaillance de notre mémoire, précise Robert Jaffard, neurobiologiste membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires : « Avec une mémoire dysfonctionnante, on n’a ni vrais ni faux souvenirs. Ces derniers sont le prix à payer de notre faculté mémorielle. »Elizabeth Loftus confirme : « La malléabilité de notre mémoire fait partie de notre identité. Elle nous cause des ennuis, mais peut aussi nous aider à mieux vivre. »
À Toulouse, Pascal Roullet participe ainsi, depuis 2007, à l’étude du psychiatre Philippe Birmes avec des patients atteints de stress post-traumatique après une agression ou un accident. Au moins six mois après le choc, ils activent la reconsolidation en le racontant, et absorbent du propranolol (médicament contre l’anxiété ou l’hypertension). Cette procédure permet non pas d’effacer le souvenir mais d’altérer uniquement sa composante émotionnelle. « La souffrance diminue, mais l’événement reste accessible, précise Pascal Roullet, sinon ce traitement serait éthiquement impossible. »
De dérives effrayantes en perspectives thérapeutiques, nos souvenirs sont un champ d’exploration infini. « Loin d’une copie figée de la réalité, ils sont vivants, en construction perpétuelle », résume Robert Jaffard. Et n’ont pas forcément besoin d’être authentiques pour remplir leur mission. Laurence Campa ne s’est pas défaite des images de sa grand-mère, l’autel aux ancêtres et l’odeur de l’encens. « Je me suis construite avec ces souvenirs, ils ont du sens pour mon identité. Je sais qu’ils sont faux, mais je les garde quand même. »
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