par Elise Viniacourt publié le 20 décembre 2022
Il y a d’abord l’apprenti justicier. Clamant «haut et fort» l’innocence de Norman Thavaud, il avance que les victimes ont publié des «photomontages». Il y a aussi le diseur de bonne aventure improvisé, qui prédit : «Vous verrez qu’il ne mettra pas un orteil en prison.» «Norman, je ne le vois pas violer des gens», ajoute un internaute, profileur à ses heures perdues. A chaque fois, l’argumentaire de ces fans du youtubeur est le même : «Norman fait des vidéos» est «trop sympa» pour être capable des actes de viol et de corruption de mineurs qu’on lui reproche.
Les Chtis, les fautes d’orthographe, les timides… Avec ses sujets de vidéos et ses airs d’éternel ado, le vidéaste de 35 ans s’est façonné une image de bon pote pour ses 12 millions d’abonnés, dont certains n’hésitent pas à remettre en doute la parole des personnes qui l’accusent. Parfois par sexisme, mais aussi par attachement pour la star.
Cet attachement se traduit par ce que les sociologues appellent «les relations parasociales». Le terme, barbare en apparence, désigne ces relations fréquentes, à sens unique, que l’on tisse avec des personnalités publiques et des personnages fictifs qui ne nous connaissent pas individuellement mais dont on croit tout savoir, au point de développer parfois des sentiments amicaux voire amoureux sans réciprocité. Le concept a été expliqué en 1956 par deux chercheurs américains en sciences sociales, Donald Horton et Richard Wohl. Ils décortiquent ce qu’ils nomment des «interactions parasociales» entre téléspectateurs et personnalités médiatiques. Notamment avec l’émergence des talk-shows. Ton de la confidence, mise en scène suggérant l’intimité… Tout est propice à façonner un sentiment de proximité entre le présentateur et son public.
Mais de l’admiration béate devant un téléviseur, en un tour de clics, les spectateurs sont passés à l’interaction directe avec leur idole. Voilà ce qu’ont changé YouTube et les réseaux sociaux dans nos relations parasociales.
Des stars à portée de clic
Le psychologue Michaël Stora, spécialiste des univers virtuels, explique à Libé qu’entre les likes, les commentaires et les messages privés, ces plateformes sont «venues proposer au public des processus d’identification plus puissants et horizontaux» en permettant aux internautes une accessibilité aux personnalités du Web, là où les stars d’avant Internet semblaient inatteignables. Et d’ajouter : «Ça fait émerger une relation d’illusion de proximité sociale.»
Une illusion que le youtubeur spécialisé dans l’analyse d’œuvres et de personnalités de la pop culture Adam Bros préfère qualifier de«transparasociale», terme qu’il emprunte à la chercheuse spécialisée en marketing Chen Lou. «Les influenceurs vont plus loin que les stars de la télé. Ils offrent une forme de réciprocité car ils vont répondre aux commentaires, aux questions des abonnés, ils vont parfois les rencontrer lors d’événements…» souligne le vidéaste de 21 ans.
Cette mise en scène du quotidien renforce l’impression qu’ont certains de le connaître. C’est ça qui leur fait dire : «Il est impossible qu’il me cache toute une part sombre.»
— Adam Bros, youtubeur
Exactement ce que Norman Thavaud, pionner en la matière, faisait. Aux côtés de Cyprien (14 millions d’abonnés), Hugo Tout Seul (2,2 millions d’abonnés) ou encore Natoo (5,15 millions d’abonnés), il appartient à la première génération de stars d’Internet du début des années 2010 en France. «Ça n’était pas des célébrités comme les autres à l’époque, analyse Adam Bros, elles se revendiquaient comme lambda. Norman se filmait dans sa chambre, on avait l’impression d’être chez lui, il nous racontait ses galères du quotidien… C’était un pont d’or vers la relation transparasociale.»
Un pont d’or consolidé par l’émergence des lives et des stories, permettant aux internautes de chroniquer leur routine en temps réel et d’effacer la frontière entre leur vie privée et leur vie publique : «L’influenceur nous dit “viens, rentre dans mon quotidien, tu vas être à côté de moi quasiment à chaque moment”», poursuit Adam Bros. Vidéo de son enfant, photo de sa compagne, débrief de son déménagement… Tous les instants importants de la vie de Norman Thavaud étaient exposés aux yeux curieux du public sur Instagram. «Cette mise en scène du quotidien renforce l’impression qu’ont certains de le connaître. C’est ça qui leur fait dire : “Il est impossible qu’il me cache toute une part sombre”.»
Des années après cette première génération de «youtubeurs lambda» qui nous ressemblaient, la pratique a bien changé. «Ils retrouvent une forme de verticalité dans le rapport à leur public tout en gardant cette illusion de proximité. On a un faux-semblant», relève Michaël Stora. A l’origine étudiante en galère, la youtubeuse Léna Situations est aujourd’hui l’égérie de grandes marques de mode. Depuis le temps où il jouait aux jeux vidéo chez ses parents, Squeezie est devenu millionnaire. Cet enrichissement fait qu’«au début, on s’identifiait à eux parce qu’ils nous ressemblaient. Maintenant, on le fait parce qu’ils ont réussi en partant du même point que nous. Ils sont devenus des modèles de réussite», ajoute Adam Bros.
Arnaques et prédation
En amenant une forme de fascination – qui anesthésie l’esprit critique des fans plus âgés – les nouvelles relations parasociales peuvent être sources de dérives. Elles facilitent entre autres les comportements prédateurs de certaines stars jouant sur la confiance de leur communauté. En 2020, Numerama révélait une enquête sur le youtubeur Experimentboy (1,16 million d’abonnés), visé par des accusations similaires à celle dont Norman fait l’objet. Plusieurs adolescentes l’accusaient d’avoir usé de sa notoriété pour leur faire des avances, leur envoyer des messages et des photos à caractère sexuel, et leur en demander en retour.
«On commence quand même à percevoir, à travers ces scandales chez les influenceurs, une désillusion nécessaire du côté des influencés», souligne toutefois Michaël Stora. Notamment depuis le mouvement #BalanceTonYoutubeur survenu en 2018 au cours duquel plusieurs personnalités de la plateforme ont été visées par des accusations de viol, d’agressions et de harcèlement sexuel.
Autre dérive : les arnaques. L’admiration suscitée par ces personnalités constitue un levier intéressant pour les marques. Grâce à des partenariats et des placements de produits, elles promeuvent plus facilement un produit par le biais de ces personnalités adulées, et génèrent ainsi l’essentiel des revenus des influenceurs. «Les gens ont l’impression de connaître ces influenceurs, alors ils leur font confiance comme à des proches. Or, si un proche me recommande une marchandise, je vais avoir tendance à l’écouter», relate Adam Bros. Le problème ? Certaines idoles du net peu scrupuleuses font parfois de la publicité pour des placements crypto hasardeux, des produits contrefaits, défectueux voire dangereux. Libé s’est longuement penché sur ce genre de pratique.
L’exposition au grand jour de ces dérives et arnaques contribue à démythifier ces idoles. Tant et si bien que, affirme le psychologue Michaël Stora, un changement de paradigme serait en cours : «L’idée selon laquelle les youtubeurs seraient beaucoup plus éthiques parce qu’ils donnent à voir une forme de transparence est un leurre en train de tomber.»
«Ce n’est pas moi que vous aimez les amis»
Un leurre que les youtubeurs eux-mêmes essaient parfois de déjouer en clarifiant leur relation avec leur audience. Dans une vidéo baptisée «Vous & Moi», Seb (5 millions d’abonnés) raconte : «Quand on se croise et que vous me voyez, vous avez l’impression de me connaître […] Mais moi ?» Dans une autre nommée «Quand on se rencontre dans la rue», Squeezie (17 millions d’abonnés) revient avec humour sur ses «pires» rencontres avec des abonnés. «Si vous croisez un youtubeur ou un chanteur ou un acteur […] faites le toujours dans une démarche respectueuse», appelle-t-il. Assez ironiquement, Léo Grasset, qui fait lui aussi l’objet d’une plainte pour viol, s’est penché sur le sujet. Citant des tweets élogieux d’abonnés à son égard, il souligne : «Ce n’est pas moi que vous aimez, les amis.» Rappelant à ses fans qu’ils sont sur YouTube face à des vidéos montées et pensées en amont, il met en avant : «Dès le moment où je suis sur un écran, je ne suis plus une personne riche et complexe. Mais un personnage.»
Toutefois, difficile pour les youtubeurs de sortir de leur personnage… puisqu’il leur permet de faire carrière en développant leur nombre d’abonnés et de vues par vidéo. Le numéro 1 du YouTube français, Squeezie, illustre bien ce phénomène. Jeux vidéo, activités manuelles, histoires d’horreur, musique, courts métrages… L’influenceur n’a eu de cesse de changer de stratégie de contenu. Sans jamais perdre en audience (6 à 7 millions de vues en moyenne sur ses vidéos). «Les gens le suivent maintenant davantage pour lui que pour son contenu», repère Adam Bros.
Cette admiration collective autour d’un personnage est portée par une structure sociale bien ancienne : la communauté. Les «Squeezos» dans le cas de Squeezie. Cette dernière émerge lorsque, une fois la relation parasociale entamée entre l’internaute et l’influenceur, les fans constituent une identité de groupe autour de «références» communes.
Magma à la loyauté quasi indéfectible, ces communautés sont capables du meilleur, comme lors du marathon de streaming du ZEvent où elles lèvent des millions d’euros pour des œuvres caritatives. Mais aussi du pire lorsque, dans un dévouement aveugle, elles réfutent toute critique ou accusation adressée à leur influenceur fétiche et basculent dans le cyberharcèlement des détracteurs ou victimes.
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