par Christian Lehmann, médecin et écrivain publié le 25 décembre 2022
Pour parler de la pandémie, l’exemple de la Suède est fréquemment brandi par les covido-sceptiques. Près de nous, un pays européen a pris des positions opposées à celles de ses voisins, et, aux dires de ses zélateurs, ne s’en est pas si mal sorti. Les taux de mortalité cumulée en Suède depuis mars 2020, comparativement au Danemark, à la Finlande et à la Norvège, révèlent le contraire : cette gestion rassuriste saluée par l’extrême droite a causé un surcroît de mortalité. Olivier Guerpillon, producteur et réalisateur de cinéma, coréalisateur avec Michael Winterbottom, Jaco Van Dormael, Julia von Heinz et Michele Placido du documentaire Isolation sur la pandémie en Europe, présenté au festival de Venise en 2021, revient sur la manière dont il a vécu la pandémie en Suède :
«La Suède n’a pas connu de conflit armé depuis plus de deux siècles. Il y règne une culture du consensus, qui pousse les gens à se fondre dans le groupe et à penser de la même façon, ou tout du moins à le prétendre, tout conflit devant être évité. Après plus de vingt ans en Suède, je m’y suis fait. Alors, quand le Covid est arrivé, j’ai obéi aux injonctions des autorités. Début mars 2020, les experts de l’Agence suédoise de la santé publique (Fohm) sont apparus à la télévision pour nous expliquer que nous ne devions pas craindre le nouveau virus. Un show qui devint vite quotidien, avec comme figure centrale Anders Tegnell, notre épidémiologiste d’Etat. Il était calme et d’apparence grise, ça inspire confiance ici. Il nous expliqua que le Covid ne viendrait pas jusqu’en Suède. Il n’y avait aucune raison de tester les personnes de retour du ski en Italie, quand bien même les stations avaient été touchées par l’épidémie.
Jouer aux échecs avec la mort
«Deux semaines plus tard nous étions submergés. Il expliqua que nous n’avions pas à nous en faire. Les autres pays européens se confinaient pour freiner le virus, mais nous devions garder notre sang-froid. Le virus ne pouvait pas être stoppé. Demander aux gens de s’enfermer pour quelques semaines risquait surtout d’empêcher sa bonne circulation. L’objectif devait être de limiter la rapidité de propagation du Covid, pour éviter de surcharger les services de santé, jusqu’à ce que l’immunité collective nous sauve. Tegnell nous expliqua que nous y parviendrions lorsque la moitié de la population aurait été touchée, et que 95 % des personnes infectées n’auraient aucun symptôme. Nous suivîmes ses directives. La solidarité prit une tournure singulière : nous devions protéger les vieux et les plus faibles, et nous laisser infecter pour le bien collectif. Les Suédois sont obéissants et ont une forte confiance dans les autorités. Et comme nous l’a appris Bergman, ils ne détestent pas jouer aux échecs avec la Mort.
«En vertu d’une règle de non-intervention des politiques dans les affaires gérées par les agences nationales, le Premier ministre social-démocrate laissa les experts orchestrer la gestion pandémique. Quand bien même notre épidémiologiste en chef se transformait en économiste, arguant de l’impossibilité d’imposer un confinement au nom du bon fonctionnement de l’économie. Nous n’avions pas besoin de lois, de police, d’amendes. Des recommandations suffisaient, car nous sommes si doués pour obéir et nous en remettre à la responsabilité personnelle. Les écoles, les restaurants, les salles de sport restèrent ouvertes. II était conseillé de garder ses distances, de rester à la maison en cas de symptômes, de se laver les mains. Nous nous félicitions de suivre la science, tout au moins celle de nos experts suédois. Les travaux des chercheurs étrangers, les conseils de l’OMS furent ignorés s’ils allaient à l’encontre des dogmes édictés par nos experts. Ceux-ci nous assurèrent que les masques étaient inutiles, même lors des activités de soins. Tegnell arguait même qu’ils pouvaient être dangereux. La ministre de la Santé renchérit : les masques ne faisaient pas partie de la culture suédoise et ne pouvaient donc être recommandés.
«Les cercueils s’empilaient en Italie, mais ici le seul risque était de saturer les systèmes de santé si trop de monde tombait malade en même temps. L’idée que des gens pourraient mourir ne faisait pas vraiment partie de la réflexion. Il fallait éviter d’inquiéter la population. Mais les contaminations explosèrent, ainsi que la mortalité, cinq fois plus élevée que chez nos voisins nordiques qui avaient pris des mesures de confinement.
Le culte de Tegnell
«Tegnell devint omniprésent dans les médias, sa parole relayée et amplifiée par les journalistes et par un groupe d’experts et influenceurs acquis à la cause de la Fohm. Un étrange culte de la personnalité naquit autour de cet homme d’aspect falot. Ses pulls moches devinrent branchés, des gens se firent tatouer son visage. Plus le taux de mortalité explosait, plus Tegnell gagnait en popularité en résistant à toute forme de restrictions : notre liberté importait plus que tout. Le reste du monde, disait-il, était devenu fou. Nous allions gagner en faisant moins d’efforts que les autres, pas étonnant que la population soit enthousiaste. L’immunité collective allait nous sauver. Tegnell et ses experts la voyaient arriver en avril 2020. Puis en mai. Puis en juin. Bien sûr, certains allaient mourir, mais il s’agissait surtout des plus vieux et des plus faibles. Il faut bien faire des sacrifices. On nous expliqua ensuite que ce n’était absolument pas la stratégie, mais nous avions tous bien compris que c’était le but.
«La classe moyenne qui le pouvait se mit en télétravail, mais continua à aller à la salle de sport – Tegnell nous avait dit que l’exercice était bon pour la santé. Mais les moins fortunés, notamment les immigrés, continuèrent à conduire des taxis, sans masque, à travailler dans les restaurants et les magasins, sans masque, à s’occuper de nos aînés, sans masque, et à prendre les transports en commun, sans masque non plus. Les populations immigrées furent les plus touchées. Le virus pénétra dans la plupart des maisons de retraite et y fit des ravages. Personne ne comprit pourquoi. Le Premier ministre, irrité des critiques étrangères, souligna qu’il n’y avait aucun lien entre les morts dans les Ehpad et les personnes circulant dans la rue. Pour Tegnell, la forte proportion d’immigrés dans les soins aux personnes âgées était un facteur déterminant, ceux-ci ne comprenant pas toujours bien la langue (et donc les recommandations), sans parler de leur hygiène (dixit). Des arguments répercutés ensuite par influenceurs et médias de gauche, soutiens infaillibles de l’Agence de la santé publique, tandis que les rares experts qui réclamaient des mesures de protection étaient ridiculisés, voire traités de fascistes traîtres à la nation. Pas même la critique de l’Académie des sciences, qui pourtant décerne les prix Nobel, ne fut audible.
«Rien ne devait remettre en cause les dogmes édictés par Tegnell, quand bien même ils se contredisaient sans cesse et allaient souvent à l’encontre du consensus scientifique international ou de la réalité, comme le révéla la publication de mails échangés avec un pédiatre pour occulter les foyers dans les écoles et la surmortalité chez les enfants. Ou encore cette étude comparative entre la Suède et la Finlande qui cherchait à démontrer que la fermeture des écoles en Finlande n’avait pas fait baisser le nombre d’enfants infectés au printemps 2020, alors qu’à cette époque… la Suède ne testait pas les enfants…
La Suède a toujours deux fois plus de morts que nos pays voisins
«Je ne reconnaissais plus la Suède, un pays que j’avais toujours pensé pragmatique, prudent et solidaire. Un peu comme dans l’Invasion des profanateurs, j’avais l’impression de vivre dans une réalité parallèle. La science et la vérité devinrent des notions relatives. Tandis que Tegnell, l’expert qui s’opposait au confinement et aux masques, devenait un héros pour les trumpistes et l’alt-right mondiale, la gauche suédoise fut prise d’un accès subit de nationalisme, défendant les positions les plus libertariennes. Au nom de la liberté, nous devions poursuivre une chimérique immunité. Au détriment de l’égalité et de la fraternité.
«Après deux ans de travaux, une commission parlementaire indépendante est arrivée l’hiver dernier à des conclusions cinglantes : on a fait trop peu, trop tard, en s’enfermant dans des positions dogmatiques, notamment contre les masques. La critique n’a eu aucune répercussion. La ministre de la Santé a daigné répondre qu’elle n’était pas d’accord et que la critique était injuste. La Russie a envahi l’Ukraine le même jour et la page a été promptement tournée. Aux élections qui suivirent cet automne, le gouvernement sortit en boucle un argument tiré d’une étude bidon, selon lequel la Suède aurait une des plus basses surmortalités d’Europe, preuve que nous avions bien travaillé. Sauf que la Suède a toujours près de deux fois plus de morts du Covid que nos pays voisins.
«L’alternance politique n’a bien évidemment rien changé, le nouveau gouvernement de droite, soutenu par l’extrême droite, n’étant pas prompt à imposer plus de contraintes. Tegnell n’est plus en poste, mais l’Agence de la santé publique poursuit la même ligne. De manière à ce qu’on se souvienne de lui comme d’un expert reconnu internationalement, la Fohm a même fait croire en avril 2022 qu’il abandonnait ses fonctions en Suède (l’un des plus gros donateurs de l’Organisation mondiale de la santé) pour être recruté sur un poste extrêmement prestigieux à l’OMS… poste pour lequel il n’a jamais été recruté et qui n’a même jamais existé. Nous sommes toujours dans le déni de l’efficacité des masques, de la transmission aérosol, et même parfois de la réalité du Covid long. Aucune véritable mesure de protection n’a jamais été prise dans les écoles, les enfants, c’est bien connu, ne transmettant pas le virus. J’aime toujours mon pays adoptif. Mais peut-être devrais-je enfin mettre en sourdine mon esprit critique, et apprendre à aimer la stratégie suédoise. Vénérer Tegnell, rentrer dans le rang. Me laver les mains.»
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