Par Camille Stromboni Publié le 8 juin 2022
La ministre de la santé, Brigitte Bourguignon, rencontre depuis dix jours les acteurs de la santé, qui appellent à agir sans attendre. Si certaines mesures font l’unanimité, comme la revalorisation du travail de nuit, d’autres provoquent déjà de vifs débats.
Est-ce parce que la mission de sauvetage promet d’être particulièrement compliquée que la réponse du gouvernement paraît encore brouillonne ? Alors qu’une crise d’ampleur secoue l’hôpital, et au premier rang ses services d’urgences, la méthode de l’exécutif reste hésitante.
Brigitte Bourguignon, nouvelle ministre de la santé, a annoncé, lors de sa première prise de parole, le 25 mai, l’ouverture d’une séquence d’échanges bilatéraux avec les professionnels de santé de « quinze jours », devant aboutir à des mesures pour tenir l’été à l’hôpital. Mais de quelle marge de manœuvre dispose vraiment la nouvelle locataire de l’avenue de Ségur ?
Entre-temps, une « mission flash » d’un mois sur les soins urgents et non programmés a été lancée par le président de la République, confiée au docteur François Braun, du syndicat Samu-Urgences de France, qui ne rendra ses conclusions qu’à la fin juin. Sans compter la grande « concertation » sur la santé avec les professionnels et les citoyens, promise lors de la campagne présidentielle, et prévue durant l’été.
Sur le terrain, le cri d’alarme est pourtant général : impossible d’attendre ! Dans le bureau de la ministre, les représentants des urgentistes, de la communauté hospitalière ou encore des médecins libéraux se succèdent depuis une dizaine de jours. Avec une question centrale : comment réussir à passer la période estivale, traditionnellement tendue pour les établissements hospitaliers ? Cette année, les difficultés montent de toutes parts depuis plusieurs semaines déjà, et beaucoup prédisent une catastrophe.
Un sujet présidentiel
Le flou domine encore largement concernant les pistes envisagées par le gouvernement, et même sur son calendrier, selon les premiers reçus avenue de Ségur. Ils décrivent une ministre « attentive » et « à l’écoute ». « Sans doute n’a-t-elle pas encore une feuille de route très claire, ni des arbitrages, juge un représentant hospitalier. A partir du moment où une grande conférence a été annoncée par Emmanuel Macron sur la santé, ça va forcément être un sujet présidentiel, ce qui explique peut-être sa grande prudence. »
Au ministère de la santé, on temporise, en faisant état d’une discussion « franche », « sans tabou », « dénuée de toute instrumentalisation politique ». « Les échanges vont se poursuivre dans les prochains jours, pour coconstruire les réponses nécessaires pour l’été, au plus près des territoires, mais aussi structurelles », indique-t-on.
Une réserve que les acteurs expliquent aussi par un terrain inflammable : après deux ans de crise épidémique, les urgences sont en première ligne face à une crise d’une ampleur inédite, tandis que les fermetures de lits dans les hôpitaux se sont multipliées à tous les étages faute de personnel infirmier. Avant même le début de la période estivale, de nombreux services – au moins 120 selon SAMU-Urgences de France, au 20 mai – se trouvent obligés de fonctionner en mode dégradé.
Le carrefour des maux du système de santé
Ce n’est pas pour rien que les « missions », « rapports » et autres « diagnostics » s’empilent déjà sur ces services, « porte d’entrée » de l’hôpital, depuis des années – rapport d’une commission d’enquête sénatoriale début 2022, rapport Mesnier-Carli de 2019, rapport du docteur Grall en 2015… Les urgences cristallisent les dysfonctionnements de l’ensemble du système de santé, au carrefour de la ville et de l’hôpital. Outre la pénurie de médecins qui les touche de plein fouet, ce sont les difficultés de la médecine de ville à répondre aux besoins sur de nombreux territoires, en particulier à la demande de soins non programmés, qui s’y répercutent directement. Ce que les urgentistes appellent« l’amont ». Le nombre de « passages » annuels aux urgences n’a ainsi cessé d’augmenter : 21 millions étaient comptabilisés en France métropolitaine en 2019, contre 17 millions dix ans plus tôt, selon les données statistiques du ministère de la santé.
« Nous payons la pénurie de médecins généralistes et des politiques de santé qui n’ont jamais misé sur l’éducation, la prévention, la réduction des risques, estime Joël Pannetier, urgentiste au Mans.Les patients ont pu longtemps “surconsommer du généraliste”, mais, maintenant que l’offre ne suffit plus, ce flux arrive à l’hôpital, et cela fait des années que les urgences se réorganisent, réduisent la voilure, diminuent les effectifs pour accueillir tous les patients… jusqu’au moment où la branche casse. Et c’est maintenant. »
Au centre hospitalier du Mans, entouré, sur le territoire sarthois, de quatre services d’urgences plus petits, qui ferment de plus en plus, on prévoit déjà de devoir tenir avec un urgentiste de moins par jour cet été. Pour le docteur Pannetier, il faut prendre le problème de manière globale, en partant de la médecine de ville, en passant par les urgences, les services d’hospitalisation, les soins de suite et de réadaptation, jusqu’aux Ehpad, à l’accompagnement du retour à domicile. Sans oublier le point noir de la psychiatrie. « C’est à l’échelle du parcours du malade qu’il faut réfléchir, en regardant à chaque étape ce que l’on peut faire, dit-il. Si on ne s’occupe que des urgences, ça ne marchera pas. »
Des fermetures de lits
La seconde problématique majeure des services d’urgences se situe « en aval » : il s’agit du manque de lits pour hospitaliser leurs patients, qui provoque engorgement et stagnation des brancards dans des conditions « indignes » que ne supportent plus de nombreux soignants, ce qui accentue la fuite des personnels. Déjà en 2018 l’étincelle du mouvement inédit des hospitaliers, qui a duré près d’un an, était partie des urgences, pour dénoncer les conditions de travail et la mise en danger des patients. Des mobilisations que seule la crise liée au Covid-19 a stoppées net, le « pacte de refondation des urgences » lancé par Agnès Buzyn, alors ministre de la santé, n’ayant eu que peu de résultats, à entendre les urgentistes. La mise en place d’un « besoin journalier minimum en lits » pour les urgences, par exemple, n’a toujours pas vu le jour sur le terrain.
« L’aval est un problème aussi grave que l’amont, pointe Louis Soulat, chef de service au CHU de Rennes et vice-président de Samu-Urgences de France. On en prend encore plus conscience avec les fermetures massives de lits : pour le bassin rennais, ce sont 23 % qui doivent fermer cet été, deux fois plus que l’an dernier ! Pour le CHU, on passe de 7 % à 17 %, c’est énorme. »
Revaloriser la « permanence des soins »
Dans la communauté médicale, l’unanimité domine quant à la nécessité de mesures immédiates. Au premier rang, la revalorisation de la « permanence des soins », soit le travail en soirée, la nuit et le week-end, aujourd’hui très faiblement rémunéré et dont la pénibilité pèse lourdement sur l’attractivité de ces services qui tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Il s’agit aussi de revaloriser le temps additionnel pour les médecins et les heures supplémentaires des soignants, défend Rémi Salomon, à la tête de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU. On a besoin d’un signal fort et général, dès maintenant. C’est une rupture d’accès aux soins que l’on risque cet été, il y a déjà aujourd’hui des pertes de chances réelles pour certains patients. »
Le responsable parisien s’inquiète du « désengagement » et du « découragement » qu’il entend chez de nombreux collègues : « A force de répéter les mêmes choses sans être entendus, les soignants partent, et ils ne reviendront pas facilement à l’hôpital. »
Contraindre ou inciter ?
D’autres mesures possibles sont moins consensuelles. Comme le rétablissement de l’obligation de garde pour les médecins libéraux, défendue notamment par la Fédération hospitalière de France (FHF). « Sur chaque territoire, les agences régionales de santé doivent dès maintenant organiser la discussion avec les cliniques, les maisons de santé et tous les médecins libéraux, pour organiser les plannings et éviter tout moment de creux qui se répercuterait sur l’hôpital », alerte Frédéric Valletoux, président de la FHF.
Ce « chiffon rouge » du retour d’une obligation supprimée au début des années 2000 provoque toujours l’opposition des principaux intéressés : « Nous refusons que les généralistes soient les boucs émissaires de cette crise des urgences », s’énerve Jacques Battistoni, à la tête de MG France, principal syndicat chez les médecins généralistes.
Pour le responsable, cela « ne résoudra rien », alors que les libéraux travaillent déjà plus de cinquante heures par semaine et que de nombreux territoires souffrent d’une pénurie de médecins qui s’aggrave. Le responsable approuve néanmoins, comme d’autres syndicats de libéraux, l’idée d’une obligation collective, territoire par territoire, cet été : « Les médecins doivent essayer de s’organiser entre eux, de mutualiser des remplaçants. C’est déjà le cas souvent, mais il faut l’assurer plus largement », dit-il.
Selon son confrère de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), Franck Devulder, la ministre Brigitte Bourguignon ne serait pas favorable à une contrainte ou une obligation individuelle, mais à l’incitation. « Il faut une politique de droits et de devoirs », défend le gastro-entérologue, qui dit accepter aussi la mise en place de « lignes d’astreintes pour les spécialistes dans les établissements de santé », avec les « moyens », soit une « revalorisation » de la participation des médecins à la permanence des soins.
Le rôle du 15 en question
Autre débat sensible qui monte au sein de la communauté des urgentistes : faut-il généraliser un filtrage plus important à l’entrée des urgences, via une obligation de passer par le 15 ? C’est le fonctionnement qui s’est imposé, faute de personnels suffisants, dans certains services la nuit ces dernières semaines, comme au CHU Pellegrin à Bordeaux, rejoignant l’une des revendications historiques de certains urgentistes de voir les patients ne relevant pas de l’urgence, mais plus de la « bobologie », pris en charge par d’autres acteurs.
« Ce modèle dans lequel tout le monde vient aux urgences quand il veut, pour ce qu’il veut, n’est plus gérable, estime Mathias Wargon, chef de service à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Les urgences ne sont pas faites pour ça, et on ne s’occupe pas bien des patients qui relèvent de la médecine générale classique. »« Il faut renforcer la régulation médicale pour sécuriser l’accès aux urgences, en premier lieu l’identification des urgences vitales », prône Louis Soulat, du syndicat Samu-Urgences de France, « à peu près sûr d’avoir été entendu » sur cette mesure par le ministère.
L’idée d’une régulation systématique par le 15 provoque néanmoins l’opposition d’autres soignants, comme ceux du Collectif inter-urgences, qui s’inquiètent d’une « restriction de l’accès aux soins », faute de réelles alternatives pour les patients sur de nombreux territoires. « Cela va freiner le recours aux soins, y compris pour des personnes qui en ont besoin », craint Fabien Paris, infirmier aux urgences de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) et membre du collectif.
La solution des antennes de jour
D’autres sujets particulièrement clivants ne manquent pas de revenir dans le débat. Faut-il aller vers une fermeture des petits services, avec peu de passages, qui n’arrivent plus à trouver des urgentistes et ne fonctionnent qu’en pointillé, principalement avec des intérimaires ? Certains rapports l’ont préconisé par le passé, Agnès Buzyn l’avait un temps envisagé. Le député La République en marche Thomas Mesnier (médecin de profession), porte-parole du parti Horizons et candidat en Charente aux législatives, l’a remis sur la table, en appelant à briser les « tabous », dans Le Journal du dimanche du 5 juin. Il préconise ainsi la transformation de ces services en « antennes de jour, bien dotées en personnel », ou encore la mise en place de SMUR « sans docteurs », soit des équipes d’infirmiers pour « pallier l’absence de médecins ».
« Je sais que les solutions miracles n’existent pas face à des problèmes accumulés depuis des décennies », avait assuré Brigitte Bourguignon, lors de sa prise de fonction. Les acteurs de la santé attendent néanmoins qu’elle dépasse le stade du diagnostic, car il y a urgence.
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