Par Lorraine de Foucher Publié le 7 juin 2022
C’est un week-end d’été entre familles amies sur la Côte d’Azur. Delphine et Samuel, couple de trentenaires parisiens, descendent avec leur fille de 4 ans, Louise, profiter du soleil niçois chez Elodie et Paul, parents d’Emma, 8 ans (tous les prénoms des protagonistes ont été modifiés pour protéger les enfants). Un week-end de baignades et de plage, au cours duquel Elodie trouve que Samuel joue de manière ambiguë avec sa fille Emma dans l’eau. Après le départ des invités, l’enfant se confie : « Le mari de la copine de maman » lui aurait touché « la toutoune ».
« Comment vas-tu Emma ? », commence la policière du commissariat de Nice, ce 23 juillet 2018, quand elle prend sa déposition pour agression sexuelle sur mineur. « Bien, sauf que je n’aime pas trop aller au commissariat. » « Pourquoi ? » « Il y a des gens qui ont été victimes de quelque chose donc ce n’est pas trop agréable », explique l’enfant. Elle évoque son père parti travailler, sa mère sortie acheter du pain, Delphine sous la douche, et Samuel assis à côté d’elle sur le canapé, les yeux rivés sur son portable. Elle lit un livre. Il lui aurait caressé le sexe.
La plainte remonte à Paris et Samuel est convoqué plus d’un an plus tard pour être mis en garde à vue à la brigade de protection des mineurs (BPM) de la police judiciaire (PJ) de Paris. C’est le début d’une affaire archétypale d’inceste, qui révèle dans son sillage de nombreuses violences sexuelles commises comme subies par l’accusé, et jugée à partir de mardi 7 juin à la cour d’assises de Paris. Fait exceptionnel, le huis clos ne sera pas demandé. L’homme de 39 ans est renvoyé « pour viol, tentative de viol et agression sexuelle par ascendant sur mineur de moins de 15 ans » sur sa fille Louise. Pour l’agression d’Emma, il a été condamné à huit mois de prison avec sursis.
Expertise psychologique
En septembre 2019, son compagnon en garde à vue, Delphine s’inquiète. A l’heure de la sortie d’école, des jeux avant la douche du soir, la mère questionne sa fille. Elles sont dans la chambre de Louise, en train de faire des bracelets. « Tu sais personne ne doit te toucher la nénette, pas moi, pas papa », préconise Delphine.« Parfois papa me touche les fesses », affirme Louise. « Et la nénette ? » « Oui aussi parfois, dans les câlins du soir. » « Et parfois tu touches papa ? » « Oui je le touche, le ventre, les épaules, le visage. » « Et le zizi ? » « Ah oui. » Louise mime un geste de masturbation. « J’ai arrêté le geste tellement c’était insupportable pour moi, j’ai posé sa main, j’ai cru que j’allais suffoquer », dépose Delphine devant la brigade de protection des mineurs qu’elle a tout de suite recontactée alors qu’elle venait de défendre son compagnon dans la procédure concernant Emma. L’audition de sa fillette, relatée par Le Monde en novembre 2020, est saisissante.
A quelques dizaines de mètres de là, au tribunal judiciaire de Paris, Samuel est présenté à un magistrat pour les faits commis sur Emma à Nice. Il ressort du tribunal, puis disparaît. Quand les policiers perquisitionnent l’appartement familial, ils découvrent derrière la porte un iPad dont la caméra fixe l’entrée. Le père est ingénieur, passionné d’informatique et PDG d’une start-up valorisée à plusieurs millions d’euros qui emploie une cinquantaine de salariés. Il sait désormais qu’il est recherché.
Les enquêteurs passent la chambre de Louise au crimescope, un appareil qui détecte les traces biologiques invisibles à l’œil nu. Du sperme apparaît sur le mur attenant au lit de Louise. Sur le tapis. Sur le tee-shirt rouge de la grosse peluche jaune Winnie l’Ourson et sur un autre nounours bleu. Louise est soumise à une expertise psychologique qui détecte « un mécanisme de défense de type maniaque, une banalisation souriante des faits en cause et un récit joyeux des faits inadapté à la gravité de ses propos » ainsi qu’une « identification partielle à l’agresseur qu’elle dédouane en partie, puisque son père lui caresserait le sexe à sa demande à elle ». La petite fille de 5 ans est une « personne particulièrement vulnérable étant donné son âge et son degré de parenté avec le mis en cause ».
Un « secret de trente ans »
Début octobre, Samuel finit par rentrer chez lui, après dix jours de « cavale », selon la BPM. Dans ses bras, une grosse boîte de Lego qu’il offre à Louise. La famille s’affaire ensuite dans la cuisine à préparer le dîner. La sonnerie retentit. « C’est pour toi », lui enjoint sa compagne. Il est interpellé sur le palier par les policiers, à l’abri du regard de sa fille. De nouveau en garde à vue, il retrace ce qu’il considère non pas comme une fuite, mais un « voyage de réflexion ». Il s’est d’abord rendu gare de l’Est, a pris le premier train, s’est retrouvé à Coulommiers (Seine-et-Marne), a marché toute la nuit jusqu’à Meaux, puis train jusqu’à Reims, bus jusqu’à Berlin, Varsovie, Auschwitz qu’il visite, Prague, et la Belgique, où il est passé voir sa famille. Il n’a pas non plus utilisé son téléphone, pour ne « pas borner et maîtriser son propre tempo ».
Avait-il peur d’être arrêté ? Il sait qu’il a perpétré des « gestes pas adaptés d’un père sur sa fille », des « bisous et des cunnilingus », que Louise appelle des « guillis ». « Elle me masturbe aussi. » Mais il récuse immédiatement toute pénétration. Tout cela dure depuis un an et demi, le matin, le soir, dans le lit et la baignoire. « Je me dis que c’est super, j’ai jamais été autant excité de ma vie, et ensuite je me dégoûte. C’est comme un mec qui découvre l’alcool et ensuite les désastres que ça peut faire. » Un mois plus tôt, il a lu à Louise un livre sur les familles dans lequel un encart mentionne l’inceste. « Elle a compris que c’était interdit et m’a demandé pourquoi on le faisait. J’ai répondu qu’on ne devrait pas le faire. Delphine et moi lui avons souvent dit que son corps, c’est son corps et que personne n’a le droit d’y toucher. » Il concède que c’est un « double discours ».
« J’espérais être la seule sur laquelle il ait testé ses déviances sexuelles », regrette sa sœur
« Vous initiez Louise aux pratiques sexuelles sous couvert de votre propre plaisir ? » « C’est un plaisir partagé, je ne l’ai jamais contrainte. Quand je lui ai fait découvrir le vélo, c’est un plaisir que l’on partage ensemble, ce n’est pas que mon plaisir. Mais c’est inadapté dans le cadre sexuel », se défend-il dans une comparaison qui déstabilise même des enquêteurs rompus à ces dossiers. Le 10 octobre 2019, une information judiciaire est ouverte, il est présenté à une juge d’instruction à laquelle il s’empresse de préciser qu’il n’a jamais « pénétré sa fille », malgré le récit précis de Louise. Il se dit presque soulagé de cette arrestation qui lui permet de mettre un terme à « ce secret de trente ans » et à travailler pour obtenir le pardon de Louise et de Delphine pour ce qu’il leur a fait subir.
Car la trajectoire de Samuel est éloquente sur le fonctionnement des violences sexuelles intrafamiliales. D’agressé, il est devenu agresseur, avec de nombreux signaux d’alerte présents très tôt et non détectés par son entourage. Ainsi, deux petites filles de 8 et 5 ans, Emma et Louise, libèrent avec leurs déclarations la parole d’autres victimes du jeune homme. Les policiers cherchent d’abord du côté des couples d’amis avec enfants proches de Samuel. Ils en auditionnent une dizaine. Rien n’émerge.
En revanche, depuis sa prison, l’ingénieur téléphone à son père. Il apprend que son incarcération a fait remonter des images chez sa sœur de sept ans sa cadette. Elle réussit enfin à exposer les agressions qu’il lui a imposées pendant leur enfance. Convoquée, Clara rapporte plusieurs tentatives de pénétration, des caresses bucco-génitales, et sa honte, sa peur qu’on pense que c’est de sa faute, et de perdre son frère. « J’espérais être la seule sur laquelle il ait testé ses déviances sexuelles », regrette-t-elle. « Je le déteste, je ne considère plus avoir de frère », conclut sa sœur.
Genèse de la prédation
En mars 2021, après un an et demi de détention provisoire et un travail avec une psychologue qu’il voit régulièrement, Samuel est de nouveau entendu devant la juge d’instruction, à laquelle il fait de très longues déclarations circonstanciées sur son parcours sexuel. Une plongée rare et précieuse pour comprendre la genèse de sa prédation « pédophile », selon l’expertise psychologique.
Samuel, fils d’électricien et de femme au foyer, grandit dans un bassin ouvrier wallon et montre très tôt des signes de précocité intellectuelle. Sa mère rapporte qu’à 2 ans et demi, il connaît les capitales d’Europe, apprend par cœur les numéros de téléphone. Lui-même parle d’une enfance opprimée dans la cour de récréation : il est plus intelligent que les autres, il sait, selon lui, lire, écrire – il a lu la bibliothèque de la classe en un mois – et programmer des ordinateurs avant tout le monde.
Il se souvient de ce cousin qui est dans le même lit que lui, à 4 ou 5 ans, il ne sait plus vraiment, soit le même âge que Louise lorsqu’elle subit les faits. Il se rappelle de la couverture, de son poids sur lui, et de cet adolescent de dix ans de plus qui l’a masturbé. S’en suit une « sexualité très précoce de l’intéressé sans rapport avec le développement biopsychologique de son âge », selon l’expertise psychiatrique. Il y a ensuite ce fils d’amis de ses parents, du même âge que lui, à qui il fait une fellation à 7 ans. Puis cet enfant de sa classe, de trois ans de plus, qui « me violait pendant deux ans » : une amitié, commencée par des jeux vidéo et des constructions de cabanes, et la bascule dans la sexualité.
A l’école il est turbulent, diagnostiqué haut potentiel. Il voit une psychologue qui, d’après lui, ne l’aide pas. A 10 ans, il y a sa première cousine de quatre ans de plus avec laquelle il a des relations sexuelles. Puis il commence à s’attaquer à sa sœur Clara : il a environ 12 ans, elle en a 4. Il y a une autre cousine, qui a 10 ans quand lui en a 18, qu’il se remémore avoir agressée quatre fois sur au moins deux ans. Et puis une troisième encore, qui a quatre ans de moins que lui. Il essaye de la « chatouiller », mais cette fois-ci la petite cousine va voir ses parents pour s’en plaindre. Lui se défend en parlant de jeu. « C’est la première fois que j’ai ressenti que je faisais quelque chose contre la volonté de quelqu’un. (…) Depuis elle, je n’ai plus commis d’agression sexuelle sur un membre de ma famille, jusqu’à [Louise] », promet Samuel.
Le silence
Au cours de toutes ces années d’adolescence, Samuel passe beaucoup de temps derrière son ordinateur, à jouer et à tenter de trouver des moyens d’assouvir ses pulsions sexuelles. A 15 ans, il lit un article d’un quotidien belge, Le Soir, sur la présence de pédopornographie sur Internet. Il cherche, en trouve, et télécharge des images. « Ce n’était pas vraiment comme sur un site où on choisit, c’était du contenu qui arrivait et qui était assez varié, des enfants et des jeunes adolescentes. » Devant des vidéos trop « horribles », il arrête tout. Six mois plus tard, sa mère est convoquée par la police de Bruxelles. Elle est accusée d’avoir téléchargé des images pédopornographiques. Elle s’en étonne : elle n’y connaît rien en informatique. La police se rend au domicile, fouille l’ordinateur familial. Samuel est convoqué au tribunal, ne sait plus s’il a été condamné. A son meilleur ami de l’époque qu’il appelle paniqué, il dépeint ces images qu’il aime bien et la descente de police.
A ce moment-là, la Belgique est bouleversée par les atroces soubresauts de l’affaire Marc Dutroux
Il sait déjà qu’il est « pédophile », mais n’ose pas en parler. A ce moment-là, la Belgique est bouleversée par les atroces soubresauts de l’affaire Marc Dutroux. « Il y avait une haine contre les pédophiles. Quand on entend sa famille dire qu’il faut tuer les pédophiles, les torturer et rétablir la peine de mort… J’ai décidé de garder ça en moi (…). Si j’avais eu une prise en charge, ma vie aurait été différente. » « Que votre vie ? », lui rétorque la juge d’instruction. « Non, pas que la mienne. »
Samuel ne bénéficie d’aucune aide dans la gestion de sa pathologie. Son père menace bien de lui casser la gueule ; sa mère lui balance au visage les magazines pornographiques de son père, pour qu’il se « masturbe sur des choses légales ». Deux petites réactions, puis le silence s’installe. Dans la mythologie familiale, cette alerte grave devient un banal téléchargement illégal de jeux vidéo.
Vingt ans après ses premiers ennuis avec la justice belge et suite à cette audition fleuve, la juge française émet un article 40 auprès du procureur de Paris, l’informant du fait que le mis en cause aurait « commis des agressions sexuelles sur plusieurs personnes de son entourage », « en vous priant de bien vouloir apprécier la suite à donner, eu égard à l’absence de compétence de la loi française, compte tenu du lieu des faits et de la nationalité de l’auteur et des éventuelles victimes », toutes belges.
Samuel n’a fait aucune demande de remise en liberté. Il passe son temps en prison à lire, à écrire un roman qu’il aimerait publier chez Gallimard, à jouer du piano et à lancer son incubateur de start-up pour ses codétenus. Ses regrets sur ses actes sont perçus comme exprimés de manière mécanique, à travers un « discours intellectualisé mais plaqué », d’après une expertise.
Louise semble aller aussi bien qu’il est possible d’aller. Elle refuse d’être suivie par un psychologue et parle peu de son père. Il est question qu’elle saute une classe de primaire tellement elle est bonne élève. Le dossier a failli ne pas être renvoyé aux assises mais à l’échelon du dessous, devant un tribunal correctionnel. Mais sa mère l’a refusé : elle veut qu’il « soit jugé coupable d’avoir violé sa fille pendant presque deux ans ». La sœur de Samuel a appelé Delphine pour lui dire qu’elle avait pu parler grâce au courage de sa nièce. Pour son anniversaire, Louise lui a fait une petite vidéo, « le plus beau cadeau qu’on pouvait lui faire », selon sa tante.
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