Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer Publié le 14 mars 2022
Frappée successivement par l’épidémie de Covid-19 puis par le conflit en Ukraine et alors que le climat se dérègle, une partie de la jeunesse va mal. Pour s’en sortir, la société doit davantage se tourner vers le collectif, estime le psychiatre Serge Hefez.
Serge Hefez est docteur en médecine, psychiatre des hôpitaux. Il exerce comme psychanalyste et thérapeute familial. Il est notamment responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Il est l’auteur de Je rêvais d’un autre monde. L’adolescence sous l’emprise de Daesh (avec Dounia Bouzar, Stock, 2017) et de La Fabrique de la famille (Kero, 2016).
La guerre en Ukraine occupe en ce moment les informations. La pandémie est encore présente, et peu auparavant la France avait été le théâtre d’attentats islamistes. Ajoutons à cela le réchauffement climatique. Dans ce contexte anxiogène, comment répondre aux inquiétudes des plus jeunes générations ?
Les jeunes n’ont pas du tout été préparés psychologiquement aux événements que nous vivons aujourd’hui, car de fait l’état du monde semble avoir renoué avec ce qu’a été son fonctionnement depuis la nuit des temps : une succession infernale de guerres, d’attentats, de conflits religieux, de famines, d’épidémies, de catastrophes naturelles. Or, les deux générations précédentes ont vécu, du moins dans nos contrées, une incroyable parenthèse enchantée : une paix durable, une santé insolente, une situation économique satisfaisante, un avenir forcément radieux où les enfants allaient vivre encore mieux que leurs parents. Les individus se sont émancipés, et la société a davantage attendu de la jeunesse qu’elle s’épanouisse, plutôt qu’elle ne se soumette à l’autorité, à la famille, à la religion, à la défense de la patrie.
C’était en se montrant fidèle à ces valeurs communes qu’un individu faisait la preuve de son mérite. Il gardait ses capacités d’autonomie, en mettant éventuellement en cause ces valeurs, mais souvent au prix d’un fort sentiment de culpabilité. Aujourd’hui, la priorité est accordée au bien-être et au développement personnel, chacun doit trouver en soi sa vérité et tracer son propre chemin, ce qui est d’un faible secours pour aider les plus jeunes à faire face aux multiples crises que nous rencontrons. Qu’il s’agisse de guerre, d’épidémie ou d’écologie, les réponses et les réflexions collectives prennent le pas sur les désirs individuels.
Les liens sociaux des jeunes étaient moins institués et visaient davantage la quête d’identité que le combat politique. Les crises successives que nous traversons remettent en question ces idéaux ancrés sur l’idéal d’un destin personnel.
Que vous disent les jeunes que vous rencontrez en consultation à propos de la guerre ?
Un sentiment d’invincibilité s’était répandu chez eux, et la jeunesse se représentait souvent l’avenir comme riche de potentialités sans limite. On s’est pris à croire que l’essor économique serait continu, que la paix était une certitude, et que la possibilité de rebondir et de se réinventer existerait toujours. Dans cet univers, la guerre avait disparu, alors que pour les générations précédentes elle restait une éventualité.
Son retour suscite bien évidemment des peurs, surtout que le recours à l’arme atomique est évoqué. Les jeunes interrogent leur rapport à la nation, à la patrie : voir tous ces Ukrainiens de leur âge qui s’engagent pour défendre leur pays les amène à se questionner. Est-ce que j’en aurais le courage ? Un de mes patients est interpellé par ces hommes qui partent à la guerre, ces femmes qui fuient pour s’occuper des enfants. Pour les jeunes générations, ce partage des rôles ne va pas de soi. Ils se demandent : est-ce que je serais prêt à prendre un fusil et à défendre mon pays ? Est-ce que je me sens un homme ? De très anciens archétypes sont remis en circulation et viennent heurter leur représentation du monde.
La guerre est d’autant plus perturbante qu’elle éclate alors que nous sommes toujours frappés par l’épidémie. Or, on le sait, le Covid a eu des effets désastreux sur la santé mentale des plus jeunes : nombres d’entre eux ont développé de graves dépressions, des phobies scolaires, les tentatives de suicide se sont multipliées ainsi que les troubles obsessionnels compulsifs avec une terreur du contact, les addictions aux écrans.
En quoi l’individualisme est-il de mauvais conseil dans les circonstances actuelles ?
Dans notre nouvel horizon de valeurs, une difficulté ne peut être ramenée qu’à soi. Les valeurs que nous avons transmises à nos enfants imaginent un individu capable de se repenser sans cesse, que ce soit professionnellement, dans son corps, dans sa sexualité, dans chaque aspect de sa vie. Ce qui fait que l’on s’est habitué à raisonner, lorsque les choses vont moins bien, en termes de souffrance psychique personnelle.
L’angoisse collective, même celle suscitée par le retour de la guerre, est internalisée. Les parents vont suivre le mouvement : dès qu’un enfant va mal, on va vouloir l’aider pour qu’il sorte de sa détresse, mais c’est comme si elle relevait uniquement de lui et non d’une donne extérieure sur laquelle on peut lui suggérer d’agir. C’est vrai pour la guerre, comme pour des choses moins dramatiques.
Face à une difficulté dans le monde du travail, on ne pense pas forcément à se tourner vers un syndicat, vers le collectif. On évoque l’écoanxiété plutôt que d’encourager la colère contre des dirigeants qui détruisent la planète. L’affaiblissement des liens sociaux ne nous permet pas de distinguer ce qui relève d’un environnement plus global, de ce qui nous est propre.
Que faire alors aujourd’hui pour aider les plus jeunes ?
Il faut bien entendu prendre le temps de parler des événements et écouter leurs craintes. Mais il faut aussi revoir un peu notre logiciel. Notre société a beaucoup individualisé. C’est comme si, finalement, elle avait perdu le sens de ce qui relevait du lien social et de la force collective. Bref, du combat politique dans toute la noblesse de ce terme.
Il y a des valeurs à retrouver parce qu’elles répondent aux besoins actuels. Des exemples existent. On s’est beaucoup moqué de Greta Thunberg, la jeune militante écologiste suédoise. A tort, je crois. Elle raconte que la mort d’ours polaires affamés l’a fait sombrer dans la dépression. Pendant six mois, elle n’est pas sortie de son lit. Puis, tout à coup, elle a réagi. Elle a trouvé la force d’appeler au rassemblement, de nouer des liens collectifs. De sa dépression, elle a fait une force pour construire un mouvement planétaire. Son parcours montre que, face à nos craintes et à nos angoisses, la prise d’antidépresseurs n’est pas la seule solution, sauf bien entendu si on est au bout du rouleau.
On peut aussi faire de nos faiblesses personnelles une force collective. Je trouve que c’est un exemple extraordinaire pour les jeunes.
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