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lundi 27 décembre 2021

Fermetures de lits à l’hôpital : derrière les chiffres, la réalité

par Philippe Bizouarn, Médecin, hôpital Laennec-CHU de Nantes, Dr en philosophie, Laboratoire Sphere, université de Paris. Membre du Collectif Inter-Hôpitaux

publié le 26 décembre 2021

Il existe un monde entre les données chiffrées de l’administration et du gouvernement et le vécu des soignants. Si «mille lits fermés» est une statistique, un seul lit fermé est une catastrophe pour le patient.

Après la manifestation du 4 décembre 2021, une délégation comprenant des syndicats et collectifs, dont le Collectif Inter-Hôpitaux, a été reçue par un représentant du ministère. Celui-ci a affirmé qu’il y avait peu de lits fermés dans les hôpitaux, comme le « confirme » l’enquête de la DGOS : 2% par rapport à 2019, une babiole! Rien à voir avec l’annonce du Conseil scientifique d’octobre 2021 : 20% de fermeture, un sur cinq, une catastrophe !

Les délégués reçus n’en croyaient pas leurs oreilles : chacune et chacun, dans leurs hôpitaux, voyait chaque jour ces lits d’accueil ne plus pouvoir s’ouvrir, faute de soignants. Depuis des mois, les médias relayaient les fermetures de services d’urgence, les fermetures de lits dans les unités neuro-vasculaires, etc. Les délégués manifestants, ce jour de décembre, ne pouvaient croire qu’ils s’étaient trompés ! Leur colère fut immense face à ce déni de la réalité vécue. Il paraissait évident que les participants ne parlaient pas le même langage. Un monde s’ouvrait entre le ministère, construisant une réalité statistiquement objectivée, et les soignants, vivant une réalité perçue subjectivement – dans leur chair.

«Gouverner à partir du réel»

Il est exigé des pouvoirs publics une grande transparence dans la manière de rendre compte. Il paraît légitime de réclamer des femmes et hommes politiques qu’elles et qu’ils donnent à voir, chaque jour, l’ampleur des dégâts que l’hôpital public subit. Il s’agit ainsi, pour le censeur (celui qui recense), de construire un réel «dénombré», et pour les responsables politiques, de gouverner. Non plus, dès lors, selon l’expression de Thomas Berns, de «gouverner le réel», mais de «gouverner à partir du réel», c’est-à-dire, ici, à partir des comptages des lits fermés, quelle que soit la cause de ces fermetures.

Mais ce réel est changeant et ne tient aucunement compte de la réalité de ces fermetures : fermetures définitives pour diminuer les dépenses en transformant les lits d’hospitalisation conventionnels en lits d’ambulatoire, ou fermetures non programmées par manque de soignants ? Dans le premier cas, les choix ont été faits, et les décideurs politiques les assument – la réalité nous est dévoilée : il s’agit de mettre en mots les projets de «restructuration» sous prétexte de rationalisation des politiques de santé. Dans le second cas, rien n’a été anticipé, et ces mêmes décideurs n’en assument plus les conséquences – la réalité est proprement oblitérée, couverte d’un voile d’ignorance que les soignants savent lever.

Au-delà des chiffres se vit une autre réalité

En se contentant de décrire techniquement la réalité, nos réalités les plus spécifiques, le gouvernement construit ses décisions sans aller voir ce qui se passe réellement dans cet hôpital-là. Car, au-delà des chiffres, des comptes, des mesures objectivées, se vit une autre réalité. Si «mille lits fermés» – c’est une hypothèse – est une statistique, un seul lit fermé parce qu’il manque des bras, empêchant dès lors l’accueil de ce patient-là, est une catastrophe.

Aujourd’hui, dans de nombreux hôpitaux, et alors que l’épidémie fait rage, des dizaines de lits – comptés comme ouverts par nos représentants ministériels – ferment, car il faut bien que ces soignants prennent des congés. Aujourd’hui, dans ce service-là, des dizaines de patients, non-Covid, seront appelés à leur domicile pour leur annoncer que l’opération qu’ils attendent avec angoisse est reportée par manque de bras et de lits. Combien de patients, encore, s’aggraveront parce qu’ils n’auront pu être soignés à temps ? Saurons-nous les compter, les inscrire dans les tableaux Excel des administrations ?

En cette 5e vague de l’épidémie de Covid, les soignants contaminés – seront-ils eux aussi comptés ? – devront rester chez eux, s’ajoutant aux départs volontaires de leurs collègues désabusés. Cela conduira à diminuer jusqu’à la rupture le ratio soignant-soigné (moins de soignants pour plus de patients), dont la régulation est une des revendications de nombreux collectifs et une des pistes pour une amélioration des conditions de travail à l’hôpital comme le rappelle le Conseil économique, social et environnemental (Cese).

A moins que nos décideurs exigent qu’ils continuent de travailler, permettant, dès lors, de ne plus fermer ces lits si précieux pour la population des patients «usagers» d’un système de santé publique à l’agonie. Il est à craindre qu’après la pandémie, dont l’issue reste hélas incertaine face à ce variant omicron, les soignants trompés continuent de fuir, et que les lits temporairement fermés le soient définitivement.


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