par Charles Delouche-Bertolasi publié le 1er janvier 2022
Arrêter la clope. Reprendre les développés couchés. Se mettre au compost : la fin de l’année est arrivée et avec elle son lot de bonnes résolutions. A côté des grands classiques – faire un régime en tête – certains vont tenter de relever un défi particulièrement osé en France, deuxième producteur de vin mondial : ne pas lever le coude pendant un mois. L’opération, baptisée «Dry January» et lancée en 2013 en Angleterre, repose sur une idée simple : faire du bien à son corps d’une part mais surtout observer les mécanismes qui nous poussent à opter pour un demi de blonde plutôt qu’une menthe à l’eau à la sortie du boulot.
Lola, 27 ans, va essayer pour la seconde année consécutive. L’an dernier, «j’avais beaucoup bu pendant les fêtes avec ma famille et mes amis», raconte la jeune femme. «Je voulais essayer d’arrêter. Puis je me disais que ce n’est que de l’alcool.» A son premier essai, elle a tenu jusqu’au 26 janvier. Avant de craquer pour une mauresque – pastis et sirop d’orgeat – lors d’une soirée. «Je me suis dit que j’avais fait le taf, que j’avais réussi à tenir pratiquement jusqu’au bout», se justifie-t-elle a posteriori. Bilan de l’opération, selon la dentiste parisienne : «Arrêter trois semaines ne m’a pas permis de mieux dormir mais ce qui est sûr c’est que j’avais un peu moins de problèmes de peau et le visage moins bouffi après une soirée.»
L’Etat toujours absent
Comme Lola, plus d’un Français sur 10 a tenté l’expérience en janvier 2021 malgré les vannes d’amis aimant la bibine et une pression sociale post-confinements exacerbée. D’après un sondage YouGov, 11 % de la population compte tenter le truc cette année. Une victoire pour les associations qui défendent le mouvement depuis trois ans en partenariat avec l’association britannique Alcohol Change UK, fondatrice de l’opération.
En 2019, alors que les associations de lutte contre l’alcoolisme espéraient un soutien de l’Etat promis par le ministère de la Santé,Emmanuel Macron avait finalement écarté toute aide officielle à l’opération après un déjeuner étoilé en compagnie des représentants de la filière viticole. Faisant fi au passage d’une campagne de soutien entamée par Santé Publique France et de près d’un million d’euros de fonds déjà engagés. Aux yeux d’associations telle que Fédération Addiction, l’imbroglio venait souligner «le jeu des lobbys» qui se déploie jusque dans les couloirs de l’Elysée face à ce que les professionnels de santé décrivent comme une approche «non culpabilisante, ludique et fédératrice».
Selon un sondage remontant à 2018 et pour le compte de la Ligue nationale contre le cancer, 92 % des Français souhaitent une meilleure prévention chez les jeunes. 58 % des personnes interrogées considéraient même que les pouvoirs publics n’en font pas assez pour prévenir les risques liés à l’alcool. Cette année, plusieurs grandes villes comme Grenoble, Lyon ou encore Paris ont annoncé leur participation à l’opération Dry January. L’Etat, toujours pas.
A 11 ans, un tiers des adolescents ont déjà bu de l’alcool
Ce désintérêt du gouvernement persiste alors que la France n’a pas vraiment de quoi être fière : chez les 15 ans et plus, le pays figure dans le peloton de tête des plus gros consommateurs d’alcool au monde. Parmi les 34 pays de l’OCDE, l’Hexagone occupe la cinquième place derrière la Lettonie, l’Autriche, la République tchèque et la Hongrie. Les derniers chiffres de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies datant de 2020 révèlent d’ailleurs une spécificité française intéressante : le pays se démarque toujours par un taux d’expérimentation précoce de boissons alcoolisées bien plus élevé qu’ailleurs. A 11 ans, près d’un tiers des adolescents français (32 %) a déjà bu de l’alcool et près de la moitié à l’âge de 13 ans (49 %). Si cet écart s’efface à partir de 16 ans, les jeunes ont une consommation d’alcool mensuelle (53 %) qui demeure parmi les plus élevées en Europe, comparable aux Italiens ou aux Hongrois.
Dans une étude internationale intitulée Global Drug Survey, réalisée sur l’année 2020, on observe que les Français sont ceux qui déclarent le nombre le plus élevé de jours où ils ont consommé de l’alcool dans l’année et qu’ils font partie de ceux qui lient le plus souvent l’alcool à l’amusement. Mais, lorsque vient la question cruciale de la perception des dommages engendrés par un tel usage, la France se situe au plus bas de l’échelle. Un déni bien de chez nous.
«Pays de la bonne chère»
Comment expliquer ce rapport ambigu de la France face aux dangers de l’alcool ? Notre passion pour la plus ancienne, la plus universelle et la plus massivement utilisée des substances psychoactives nous «aveugle», analyse Stéphane Le Bras, maître de conférences à l’université Clermont-Auvergne. Pour cet historien du vin et de sa commercialisation à l’époque contemporaine, la France baigne dans une «dimension culturelle très forte, celle d’un pays hédoniste, de la bonne chère». A partir du XVIIIe siècle, la France va bétonner son image moderne du seul pays de la gastronomie et de la gourmandise dans le monde. L’historien prend pour exemple les cultes locaux et régionaux des confréries bachiques. Tous les ans, ces amateurs de vin se sapent comme des cardinaux, introduisent des chevaliers façon confrérie médiévale et font la promotion d’une région ou d’un cru viticoles. «Il y a en France la fierté des boissons produites et la fierté d’être un bon buveur. C’est un discours qui va se déployer tout au long du XXe siècle : il n’y a pas de dérives tant que l’on sait apprécier ce que l’on boit. Et dans les années 60, après des négociations entre les professionnels du vin et les associations antialcooliques, on observe une modification du discours qui prendra pleinement effet dans les années 80 avec une nouvelle logique : celle du boire moins mais boire mieux», précise Stéphane Le Bras, le problème n’étant alors plus l’alcool et sa toxicité mais basculant sur les consommateurs et leurs facteurs de vulnérabilité.
Face aux dizaines de milliers de décès causés par l’alcool tous les ans, l’historien observe qu’avec le facteur culturel, la dimension économique est l’argument ultime de ses défenseurs. Chaque année, les exportations de vins et spiritueux pèsent plusieurs milliards d’euros dans la balance commerciale. Avec notamment la présence des boissons alcoolisées dans deux branches : l’agroalimentaire avec les vins et spiritueux et la branche luxe, avec les champagnes, cognac et vins de Bourgogne. «On est typiquement dans la valorisation économique et politique d’un produit considéré comme hautement culturel, mais qui a un coût sanitaire et détruit des vies», relate Stéphane Le Bras.
41 000 morts par an
A l’hôpital Fernand-Widal, dans le Xe arrondissement de Paris, établissement qui s’est construit autour de la toxicologie, les patients qui occupent les 28 lits ayant résisté au Covid-19 sont majoritairement des personnes présentant des troubles d’usage de l’alcool. Là, on se prépare au sevrage. Avec les benzodiazépines (tranquillisants et calmants), l’alcool est la drogue la plus dangereuse à arrêter : un sevrage d’alcool non encadré peut entraîner la mort par arrêt cardiaque.
«Sur l’ensemble des gens qui ont des troubles avec l’usage de l’alcool, très peu sont pris en charge. Ceux qui le sont souvent sont les plus graves car ils arrivent dans les soins par le biais d’une complication médicale visible directement liée à l’alcool», observe Julien Azuar, médecin urgentiste et addictologue à Fernand-Widal. Parmi les substances psychoactives, l’alcool est la drogue la plus répandue. Et celle qui fait le plus de dégâts : cancers du foie, de la sphère digestive, du sein, du poumon, cirrhoses ou encore pancréatites sont «énormément» dépistés ici. Selon les derniers chiffres de Santé Publique France, qui remontent à janvier 2020, 41 000 décès sont attribuables à l’alcool chaque année.
«Au-delà des cas les plus graves, il existe toute une frange de la population qui adopte un usage modéré ou faible de l’alcool, remarque Julien Azuar. Ce sont des personnes qui ne sont pas dans la nécessité d’être traitées médicalement mais qui ont besoin de prévention et de connaître les complications.» C’est la législation qui est en cause selon lui : «Comme il y a des drogues interdites et d’autres permises, on peut avoir tendance à se dire que celles autorisées sont moins dangereuses.» Or, insiste l’addictologue, «l’alcool est la pire des substances, et elle est la moins chère et la plus accessible. C’est très difficile de faire passer le message de sa dangerosité. Le Dry January permet de mettre aussi cette difficulté en exergue».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire