Chevelures neige et vestes blanches assorties, les chefs se tiennent bien droits côte à côte, comme «un vieux couple», blaguent-ils. L’un est étoilé, l’autre a turbiné près de quarante ans en restauration collective. Christian Têtedoie et Francis Brives ont en commun d’avoir servi un nombre incalculable de repas et cet œil attentif sur les bacs qui se vident à mesure que les mangeurs défilent. Quel plat part en premier, lequel mettre en avant s’il semble boudé ? Au Centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard de Lyon, les gestes restent précautionneux même quand il s’agit de remplir une barquette jetable.
Epinglé d’un macaron du guide Michelin pour son restaurant gastronomique éponyme du Vieux Lyon, Christian Têtedoie a pris ses quartiers dans les cuisines de cet hôpital en 2018. Pour, dit-il, «essayer d’amener une petite touche, faire modestement de petits miracles». Avec un budget qui plafonne à 5,40 euros par patient pour la «journée alimentaire» (petit-déjeuner, déjeuner et dîner compris), l’exercice tient «presque du sacerdoce», reconnaît le fils de maraîcher, qui a débuté dans les pas d’un géant, Paul Bocuse, avant d’être titré meilleur ouvrier de France (MOF) en 1996 et d’aller jouer du piano (de cuisine) notamment à l’Elysée.
A Léon-Bérard, Christian Têtedoie compose à quatre mains avec le cuisinier du Centre, Francis Brives, qui a le cœur gros de penser que «la personne allongée là-haut pourrait être ton frère, ta mère» : «Quand vous allez dans les chambres, c’est dur, vous êtes à deux doigts de pleurer», dit-il à voix basse. Mais il y a la fierté, aussi, d’apprendre de son acolyte prestigieux, qui le traite d’égal à égal en cambuse : «Depuis que Christian est là, on s’est énormément ouverts en termes d’idées, de cuisson, pour ne pas brutaliser le produit. Pour moi, ce sera toujours un MOF et j’apprécie beaucoup son esprit de partage, il n’impose pas les choses.»
La dignité se niche parfois dans l’accessoire
Il est midi pile, le rôti de veau déjà «marche bien». Il est servi avec un écrasé de pommes de terre parsemé de livèche fraîche et une sauce Matignon : carottes et oignons rissolés avec du thym et du laurier, mouillés d’un fond de veau puis liés avec du beurre frais. «Pour bien caraméliser les légumes», explique Têtedoie, présent dans les cuisines deux fois par mois. «Cette sauce, c’est beaucoup d’amour et on a besoin d’amour en ce moment», lance-t-il à un client hésitant. La cafétéria délivre au quotidien environ 700 repas pour le personnel soignant et administratif, les accompagnants des malades, et quelques patients autorisés à circuler hors de leurs unités, tandis que près de 250 personnes sont servies dans leurs chambres.
Remisée au placard par le Covid pour limiter les risques sanitaires, la vaisselle de porcelaine épaisse a été ressortie il y a peu à la cafèt. Pour les étages, elle avait été conservée grâce à une décontamination renforcée. La dignité se niche parfois dans l’accessoire : «C’est important de proposer les plats dans de vraies assiettes, ça change tout», estime Francis Brives, qui dirige 65 employés, dont une quinzaine de cuisiniers, salariés du prestataire SHCB, une société familiale basée en Isère.
Chaque matin, des hôtesses toquent aux portes des patients pour «annoncer» les menus du midi et du soir. Il y a toujours le choix entre deux entrées, deux plats et plusieurs desserts, dont «zéro salade de fruits en conserve», précise Laurent Sentandrieu, directeur de la restauration à Léon-Bérard pour SHCB : «Nous travaillons avec 70 à 75 % de produits frais, explique-t-il. Il y a des choses qu’on ne peut pas faire, comme les yaourts ou les fromages blancs, mais on propose avec un petit coulis maison. Ça veut dire du temps, des personnes dédiées, mais ça fait la différence pour bien recevoir les gens, ça s’inscrit dans la chaîne du soin.»
Faire en sorte «que le patient ne repousse pas son assiette»
S’implanter dans la durée, travailler sur le fond : l’idée a séduit Christian Têtedoie. Le partenariat noué avec le centre Léon-Bérard en 2018 a depuis été renouvelé. «J’avais envie de m’investir pour améliorer le quotidien des patients, je sortais d’une expérience personnelle éprouvante, auprès d’un proche à qui c’était difficile de faire avaler 80 ou 100 grammes de nourriture», confie, ému, l’étoilé. Il a alors lancé des ateliers hebdomadaires avec l’équipe de Francis Brives, a sollicité des patients «sur leur ressenti», recueillant des «témoignages parfois douloureux». Le crabe a des effets voraces sur l’appétit et les papilles : la chimio et les médicaments provoquent une altération ou une perte de goût, un écœurement tenace, des difficultés de déglutition. Et certains patients n’ont plus droit ni au sel ni au sucre.
«On a repris la grille des menus sur une année en respectant le cahier des charges, ce n’est pas un exercice facile mais on réussit à faire un travail propre», salue Christian Têtedoie. Sous sa houlette, 386 nouvelles recettes ont été mises au point. Lui reviennent parfois des mots griffonnés par les mangeurs sur le menu qui accompagne les plateaux livrés dans les chambres. Un jour, une patiente en fauteuil roulant a fait l’effort de descendre en cuisine pour féliciter l’équipe, «très touchée», se souvient Francis Brives. «Une dame a même écrit à mon restaurant pour me dire que son père rêve de retourner à l’hôpital pour bien manger !», sourit Têtedoie.
D’autres ateliers participatifs, destinés aux patients, ont dû être stoppés à cause de la crise sanitaire. Francis Brives se languit de ces temps de partage, qui ont permis un «énorme travail sur les mixés», souligne le chef cuisinier. Pas simple de rendre des purées appétissantes, d’«éviter d’avoir un truc flasque» et de faire en sorte «que le patient ne repousse pas son assiette». Responsable des mixés, Jennifer Nomertin officie penchée sur un blender. Au menu du jour, du saumon sauce à l’oseille et des navets frais sautés au beurre. Afin d’obtenir une mousseline de poisson souple, elle incorpore des œufs entiers, des blancs en neige, de la crème épaisse, du beurre et un léger assaisonnement. Les cuillerées que parviennent à avaler les patients doivent être nutritives. Les légumes se tiennent mieux mélangés à un peu de fécule et le résultat est présenté à l’aide de moules différents selon les mets.
«Que ça reste joli, que les goûts ne soient pas trop mélangés»
En plus de l’offre de la cafétéria et du service en chambres, Christian Têtedoie et Francis Brives ont mis au point des bocaux à réchauffer, proposés depuis début octobre sur un chariot itinérant dans les services de l’hôpital de jour et de chirurgie ambulatoire. Leur défi : la stérilisation. «Il faut arriver à pasteuriser sans détruire le produit, on a travaillé par strates pour que ça reste joli, que les goûts ne soient pas trop mélangés», explique Têtedoie, qui a reçu fin 2020 un prix inattendu : celui du «cuisinier solidaire de l’année» 2021, décerné pour la première fois par le Gault & Millau.
Dans son gastro de Fourvière, les confinements ont figé le temps. Alors Christian Têtedoie est venu passer ses journées au Centre Léon-Bérard, juste «heureux d’aider», a-t-il balayé à la remise du trophée : «Etre bénévole ici m’a permis de ne pas devenir fou», souffle-t-il. D’ordinaire occupé à faire tourner la maison mère sur les hauteurs de Lyon, son chef exécutif Christophe Carlier a lui aussi pointé chaque matin, durant ces longs mois, dans les cuisines de l’hôpital : «Je gambergeais beaucoup, je n’ai jamais aussi peu dormi de ma vie, c’était une chance de d’être là pour les patients», dit l’homme au regard clair, pour qui «l’alimentation» est «le premier des plaisirs». Un baume au cœur des patients, comme de ceux qui s’emploient à le raffiner.
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