Par Solène Cordier Publié le 27 décembre 2012
« Vous avez déjà eu des rapports sexuels ? » Jennifer et Anissa échangent un regard. « Heu oui… enfin, c’est-à-dire ? », répond la première, un peu interloquée. « Je veux dire, avec une pénétration vaginale, parce que si vous faites des inséminations, après la pose d’un spéculum, on fait passer le sperme dans l’utérus, avec l’aide d’un petit cathéter. Ce n’est pas douloureux, mais voilà, ça passe par là… Vous êtes à l’aise avec ça ? », poursuit, tant bien que mal, la docteure Christine Decanter, chef du service d’assistance médicale à la procréation à l’hôpital Jeanne-de-Flandre du centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille.
Ce matin de décembre, en compagnie de son interne Philippine Gruchala, elle inaugure les premières consultations de procréation médicalement assistée (PMA) ouvertes aux couples de femmes et aux femmes seules de l’établissement. Face au grand nombre d’appels reçus depuis le vote de la loi de bioéthique, le 2 août, ouvrant l’accès à la PMA à toutes les femmes, le CHU de Lille a décidé de proposer des créneaux de consultation supplémentaires fin 2021. « Après, elles seront dans notre circuit habituel, mais là, avec l’afflux de demandes, on a fait ce choix pour répondre le plus vite possible », explique l’énergique cheffe de service aux yeux bleu vif. Soixante-cinq couples de femmes et quarante-cinq femmes seules devaient être ainsi reçues en un mois. Lors de cette première journée, à laquelle nous avons pu assister, douze consultations ont lieu.
« C’est un moment historique », souligne la docteure Decanter avec un sourire en recevant ses deux premières patientes de la matinée. « On a attendu ça avec impatience », répond Anissa, 33 ans, en serrant la main de sa conjointe. Pendant une vingtaine de minutes, le couple échange avec les médecins sur les résultats des examens médicaux de Jennifer, 27 ans – c’est elle qui portera leur premier enfant, ont-elles décidé – ainsi que sur les modalités entourant leur démarche : le rôle du donneur de sperme, les questions administratives… « Est-ce qu’elle peut porter mon ovule ? »,interroge Anissa. « Pour l’instant, la loi ne le permet pas. A priori la patiente qui portera l’enfant le fera avec ses propres ovules », répond la docteure Decanter.
Sitôt la porte refermée, elle se tourne vers son interne pour un rapide débriefing. « On dirait qu’elles passent un entretien, elles sont assez stressées », relève la docteure Gruchala. « Pour elles, c’est un moment capital », reconnaît sa consœur. Elle secoue la tête. « J’ai été maladroite quand j’ai posé la question sur les rapports sexuels. Comment je peux faire ? Ce n’est pas facile de demander “vous avez déjà été pénétrée ?”. Peut-être que je peux dire “est-ce que vous avez déjà eu des rapports sexuels avec pénétration ?” » Ainsi posée au couple suivant, la question ne soulève plus de gêne.
« Pour nous aussi c’est tout nouveau, ça bouscule un peu nos pratiques, reconnaît la docteure Decanter. C’est bien parce que ce mois de consultations nous permet de prendre le pouls. Je voulais me faire une idée : quelles questions se posent, à quoi va ressembler ce nouveau public ? » De la même manière que les couples hétérosexuels qui se retrouvent dans de tels parcours, les patientes arrivent en consultation munies des résultats d’examens effectués en ville : radiographie des trompes et de l’utérus, bilan de la réserve ovarienne… « Au bout de quelques minutes, on oublie qu’on a un couple de femmes devant nous, je vois juste un couple avec un désir d’enfant, qui a envie de faire famille. Je retrouve vite mes réflexes », confie la docteure Decanter à la mi-journée.
« On est nées dix ans trop tôt »
Au cours de la matinée, les médecins ont cependant fait face à des situations inédites. Par exemple, avec Aurore, 39 ans, et Hélène, 37 ans, désireuses de lancer « en même temps » leur parcours de PMA. Les deux femmes, en couple depuis plusieurs années, vivent avec le fils d’Hélène, un petit garçon de 6 ans conçu avec du sperme acheté à un donneur anonyme sur un forum, et inséminé de manière artisanale par son ex-conjointe. Dès le vote de la loi, elles ont décidé de s’inscrire « toutes les deux » dans un parcours de PMA au CHU de Lille. « On s’est dit que ce serait bien d’être enceintes ensemble », sourit Hélène. « Et puis le temps presse, d’autant qu’on sait qu’on risque d’attendre quelque temps pour pouvoir obtenir un don », complète Aurore, qui avait entrepris il y a quelques années des démarches similaires en Belgique, sans succès. Elles sont très émues de pouvoir enfin « agrandir leur famille » et de le faire « en France ».
Mais le rendez-vous avec la docteure Gruchala douche leurs espoirs. « Je dois vous dire que cela risque de ne pas être possible de vous prendre en charge toutes les deux en même temps, explique l’interne en gynécologie médicale, surmontant sa surprise à l’exposé de leur requête. Comme vous le savez, il y a beaucoup de femmes qui s’inscrivent pour accéder à un don de gamètes, alors votre souhait de porter ensemble un enfant sera rediscuté en commission, mais je ne peux rien vous garantir. »
A la sortie, Hélène hausse les épaules : « Je m’en doutais, je sentais que j’allais passer en deuxième. C’est une petite déception parce qu’on l’a bien dit au secrétariat au moment de prendre rendez-vous. Mais c’est quand même une belle avancée pour nous cette consultation. » Pour Aurore, « c’est frustrant, on attend depuis tellement longtemps. D’ailleurs, souvent on se dit qu’on est nées dix ans trop tôt, pas dans la bonne génération. On essuie les plâtres en quelque sorte ».
Comme cette dernière, de nombreuses femmes reçues ce jour-là ont déjà entrepris des PMA à l’étranger, en particulier en Belgique. Elles savent bien que ce premier rendez-vous n’est que le début d’un long chemin. Toutes posent d’ailleurs la même question : combien de temps devront-elles attendre pour accéder à un don de sperme ? « Vous le saurez quand vous serez reçue par le Cecos [Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains]. Vous avez été contactée ? », répondent invariablement les équipes médicales. « Dans tous les cas, vous êtes déjà inscrite sur la file d’attente, depuis le jour où vous avez pris rendez-vous avec notre secrétariat », rassurent-elles. Interrogée sur les délais, Bérangère Ducrocq, la médecin responsable du Cecos de Lille, nous indique « mettre tout en œuvre pour que les premières inséminations aient lieu avant l’été ».
Demande « multipliée par quatre »
L’arrivée ces derniers mois de nouveaux profils de donneurs, sensibilisés au risque de pénurie provoqué par l’ouverture de la PMA pour toutes, est « encourageante ». « Mais on manque cruellement de ressources humaines pour faire face à la très forte nouvelle demande des femmes, pointe-t-elle. Avant la loi, on avait cent couples qui s’inscrivaient chaque année pour des dons, avec une durée moyenne d’attente d’un an. Là, la demande est multipliée par quatre. »
En salle de consultation, c’est au tour de Séverine (le prénom a été changé à sa demande). Silhouette frêle, chevelure blonde retenue sagement par une large pince, elle pose sur le bureau un épais dossier. Ses mains tremblent un peu. « Alors, racontez-moi », lui dit avec bienveillance la docteure Decanter. « J’ai 39 ans, ça fait deux ans et demi que je suis en parcours de PMA. D’abord en Belgique, où j’ai eu deux inséminations, qui n’ont pas fonctionné. Puis en Espagne, où on m’a dit que les inséminations ne fonctionneraient pas, qu’il faudrait opter pour un don d’ovocytes », expose la femme aux grands yeux clairs. « Et puis ils ont essayé deux transferts d’embryons, qui n’ont pas marché. J’ai refait toute une batterie d’examens, on m’a proposé cette fois de recourir à un double don… » Sa voix se brise. « Mais ça coûte 12 000 euros, et je n’ai pas pu le faire », poursuit-elle.
La docteure Decanter analyse les examens médicaux. « Donc c’est long et douloureux, ce parcours de désir d’enfant »,commente-t-elle doucement. « Oui, souffle Séverine. Avant j’étais en couple, mais mon ancien compagnon ne voulait pas d’enfant. Et puis après, pour des raisons de santé, on m’a déconseillé de me lancer dans une grossesse. Ça fait douze ans que je suis sur ce projet, j’ai fait un suivi psychologique pendant cinq ans pour ce désir d’enfant. »
« Comme vous avez une maladie auto-immune, vous savez qu’il peut y avoir des difficultés d’implantation. Mais je vais soumettre votre dossier à la commission pluridisciplinaire, explique la docteure Decanter. Il n’est pas exclu qu’on accepte de vous refaire un transfert d’embryon. Toutefois je dois vous prévenir, si cela ne marchait pas, je ne suis pas sûre qu’il faudrait poursuivre. Avez-vous pensé à l’adoption ? » A ces mots, le corps de Séverine, si tendu jusqu’à présent, s’affaisse comme sous un coup. Elle se reprend immédiatement. « Oui, j’ai fait les démarches pour obtenir un agrément », répond-elle. L’échange entre la patiente et la médecin se conclut sur la promesse d’un prochain rendez-vous rapide.
Quand elle se retrouve en salle d’attente, toute la tension de la consultation redescend, Séverine s’effondre brièvement. « J’avais tellement peur qu’on me dise qu’il n’y avait plus rien à faire », s’excuse-t-elle. « Je suis venue ici avec une certaine appréhension, c’était assez stressant pour moi », explique-t-elle, avant de sécher ses larmes et de repartir, son dossier sous le bras.
« J’ai toujours voulu avoir deux enfants »
Tout au long de la journée, c’est lorsqu’elles sont confrontées à des patientes seules que les équipes médicales sont le plus mises en difficulté. « Il faut garder en tête que le médecin de la reproduction exerce dans l’intérêt de l’enfant à naître, avance la docteure Decanter. Ce n’est pas mon métier de m’assurer qu’une femme seule dispose dans son entourage des ressources nécessaires pour faire face à l’arrivée d’un enfant. En cas de doute, je renvoie vers le psy, comme je le fais pour les couples. S’il y a un souci, une commission pluridisciplinaire se réunit pour évaluer la situation. » Lors des débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi de bioéthique, les sénateurs avaient en seconde lecture écarté ces profils de l’ouverture de la PMA, signe du poids encore fort de la norme conjugale dans notre société.
L’après-midi, Virginie Simon et Chloé Parent, deux jeunes médecins, prennent le relais des consultations. Avec Aurélie, une femme seule de 42 ans, le face-à-face est là encore poignant. « J’ai eu un premier enfant qui va avoir 12 ans. J’étais mariée et nous avons divorcé en 2013. Je n’ai jamais refait ma vie depuis avec quelqu’un de fixe », se livre avec simplicité la dame, les yeux humides. Après avoir entrepris un premier parcours de PMA en Belgique, elle a dû l’interrompre, après deux inséminations infructueuses, « pour des raisons financières ».
Quand elle comprend que, compte tenu de son âge et de sa faible réserve ovarienne, ses chances de grossesse sont largement compromises, elle fond en larmes, et dit dans un souffle : « J’ai toujours voulu avoir deux enfants, c’est le souhait le plus cher de ma vie, alors vous n’imaginez pas comme ça me rend malheureuse d’entendre ça. » La porte se referme sur elle, après un court silence, Virginie Simon soupire : « Qu’elles soient en couple hétérosexuel, homosexuel, ou célibataire, la réserve ovarienne des femmes se tarit avec l’âge. Malheureusement, la loi ne fait pas revenir le temps qui passe. »
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