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samedi 29 mai 2021

« Les femmes aussi sont du voyage » : un manifeste féministe pour larguer les amarres

Par   Publié le 17 mai 2021 

Dans son essai paru chez Flammarion, Lucie Azema raconte comment la tradition du récit de voyage a représenté une « fabrique de la masculinité », et rappelle les flamboyants récits de célèbres exploratrices.

Livre. Essais théoriques, anthologies exclusivement ­féminines, monographies d’artistes et d’autrices méconnues… Depuis le lancement du mouvement #metoo, l’édition française ressemble à une session de rattrapage destinée à rendre aux femmes leur place dans l’histoire culturelle coupable d’avoir minoré l’importance des œuvres d’art qui leur sont imputables, lorsqu’elles ne constituaient déjà qu’une minorité sur la scène publique, et que beaucoup devaient écrire sous pseudonyme masculin.

En l’espèce, d’abord s’habiller en homme pour nombre de pionnières. Ainsi Isabelle Eberhardt (1877-1904) qui traversa le désert algérien vêtue en cavalier arabe. « Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n’aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble avoir été faite pour l’homme et non pour la femme », écrit-elle dans Ecrits sur le sable(publié chez Grasset en 1989). Il en fut de même de la botaniste Jeanne Barret (1740-1807), qui a rejoint l’équipage de Bougainville dans son voyage autour du monde en se faisant passer pour un marin. Au XIXe siècle, l’archéologue Jane Dieulafoy (1851-1916), pour circuler plus à son aise, dut même obtenir une autorisation spéciale de travestissement auprès du préfet de Paris.

Dans ce mouvement éditorial d’exhumation tous azimuts, l’essai de Lucie Azema, Les femmes aussi sont du voyage, fera date par son étude critique d’une tradition littéraire qui, plus qu’une autre, a représenté une « fabrique de la masculinité », ayant occulté la part des femmes exploratrices. Restent le souvenir flamboyant et les carnets de route de quelques-unes d’entre elles ayant osé défier les obstacles mis sur leur route. Qu’il s’agisse d’Alexandra David-Néel (1868-1969) déguisée en mendiante pour pénétrer à Lhassa, la capitale du Tibet interdit aux étrangers ; la photographe suisse Ella Maillart (1903-1997), skieuse et navigatrice de haut niveau ; la journaliste américaine Nellie Bly (1864-1922) qui, par défi vernien, boucla son tour du monde en soixante-douze jours l’année 1890 ; l’océanographe et photographe Anita Conti (1899-1997), première Française à embarquer, en 1939, à bord d’un bâtiment militaire – les femmes resteront interdites dans les sous-marins jusqu’en 2014.

Monnaie d’échange

Autant de figures d’exception qui cachent une forêt de textes, dont le récit matriciel rédigé en latin par la vierge espagnole Egérie, qui entreprit un grand périple du mont Sinaï à Jérusalem, en 381, mais aussi quantité de récits légués par des guerrières, des scientifiques, des espionnes ou des écrivaines, et passés sous silence.

Certes, les femmes ont été moins nombreuses à fouler les sentiers du monde. Réduites à la maternité, cantonnées à la sphère domestique, donc à l’immobilité, elles étaient également entravées par leur statut juridique de mineures et leur dépendance financière au père ou au mari. Arrimées au port, elles furent de patientes Pénélope attendant le retour d’Ulysse. Au mieux, des assistantes ou de simples accompagnatrices, quand elles ne constituèrent pas des trésors de guerre ou une monnaie d’échange, comme le constatait déjà Jean-Didier Urbain dans Une histoire érotique du voyage (Payot, 2017). « Etre enlevée, capturée, puis délivrée est son destin. (…) La femme est un butin de pirate. La femme s’emporte mais ne voyage pas. »

Etape initiatique, rite de passage, tourisme sexuel… Il y a eu une valorisation viriliste du voyage. Les femmes ? Trop sensibles, trop peureuses et forcément impudiques si l’envie les prenait de sillonner le globe. Comme le souligne Lucie Azema, cette dissymétrie est enracinée dans le langage. Courageux est l’aventurier, sulfureuse l’aventurière. Celle-ci désigne davantage une courtisane aux mœurs légères qu’une nomade assoiffée de curiosité. « Les hommes ont des voyages, les femmes ont des amants », notait André Malraux dans La Condition humaine (1933). Coriace demeure le préjugé.

La vagabonde Beat generation, repaire d’hommes privilégiant les voyages en non-mixité, ne fut guère indulgente envers celles désireuses de s’émanciper par la route. Ainsi, Jack Kerouac refusait que sa compagne Joyce Johnson voyage avec lui : « Chaque fois que j’abordais cette question, il m’arrêtait en me disant que ce que je désirais vraiment, c’était des enfants » (Personnages secondaires, Cambourakis, 2016). Même misogynie chez le globe-trotteur Sylvain Tesson : « Quand les vieilles filles des pays anglo-saxons atteignent l’âge de non-retour, elles se mettent à courir le monde en tous sens en proférant des inepties à la manière des prophètes hirsutes à qui le soleil fait fondre le cerveau » (L’Axe du loup, Robert Laffont, 2004).

« Voyager, pour une femme, c’est une mise à feu – de toutes les interdictions, de toutes les injonctions », résume, au terme de son exploration littéraire, Lucie Azema, elle-même voyageuse au long cours. Son essai fait aussi figure de manifeste féministe, de sorte que les femmes puissent à leur tour décentrer leur regard, habiter le monde et jouir d’une liberté pleine et entière.

« Les femmes aussi sont du voyage. L’émancipation par le départ », de Lucie Azema, Flammarion, 326 p.


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