Par Marie Charrel Publié le 25 mai 2021
L’exécutif s’appuie sur des experts en sciences comportementales pour inciter les Français à suivre les recommandations sanitaires. La méthode, visant à comprendre comment les individus font des choix, est de plus en plus utilisée dans la conception des politiques publiques. Mais elle est aussi récupérée par le marketing.
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, vous avez certainement suivi les lignes blanches au sol indiquant les distances à respecter dans les files d’attente ou sur les quais du métro. Vous avez reçu le texto du gouvernement appelant à télécharger l’application TousAntiCovid, précisant que « 10 millions de Français l’utilisent déjà ». Vous avez lu sur des affiches ou entendu à la télévision le slogan « quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop ».
Vous l’ignorez sans doute, mais ces trois exemples ont un point commun : ils sont en partie inspirés des sciences comportementales, et notamment du « nudge ». Le nudge ? « Coup de coude en anglais : un outil aidant les personnes à prendre les décisions allant dans leur intérêt, sans les contraindre », résume Eric Singler, directeur général de BVA, chargé de la BVA Nudge Unit.
Au tout début de la pandémie, le service d’information du gouvernement (SIG), rattaché à Matignon, a fait appel à cette société de conseil pour l’épauler dans sa communication de crise. C’est ainsi elle qui a forgé l’expression « première ligne » pour désigner les soignants. « Il fallait résoudre une contradiction : convaincre les Français de se confiner tout en s’assurant que ceux relevant des fonctions essentielles continuent d’aller travailler »,explique Eric Singler. Pendant trois mois, BVA a fourni des notes « pro bono » au SIG. Dès septembre 2020, elles ont été facturées, dans le cadre d’un contrat. « La maîtrise de la pandémie dépend beaucoup de nos comportements, du respect de distanciation et de la vaccination : voilà pourquoi le nudge peut être utile », détaille M. Singler.
Cette méthode d’influence douce a été théorisée aux Etats-Unis par l’économiste Richard Thaler (Prix Nobel 2017) et le juriste Cass Sunstein, en 2008
A la croisée des recherches en psychologie cognitive, neurosciences et économie comportementale, cette méthode d’influence douce a été théorisée aux Etats-Unis par l’économiste Richard Thaler (Prix Nobel 2017) et le juriste Cass Sunstein, en 2008. « Leurs travaux rappellent que les êtres humains ne prennent pas toujours des décisions rationnelles, notamment en raison de biais cognitifs », résume Alexandre Delaigue, économiste à l’université de Lille. Les biais les plus fréquents sont la préférence pour le statu quo (personne n’aime changer lorsque cela demande un effort), le besoin d’adhérer aux normes sociales, ou encore l’aversion pour la perte.
Les identifier permet de comprendre certains comportements à première vue irrationnels, comme celui d’un cancérologue continuant de fumer alors qu’il est bien placé pour connaître les méfaits du tabac. Ou celui de particuliers ne sollicitant pas les aides publiques auxquelles ils ont pourtant droit. Parfois, expliquent MM. Thaler et Sunstein, une petite modification de l’environnement suffit pour les pousser à agir. Exemple : placer les fruits devant les pâtisseries à la cantine réduit la consommation de desserts trop sucrés. Et indiquer que « 75 % des clients de l’hôtel réutilisent leur serviette » dans les salles de bain augmente la proportion de ceux le faisant.
Ces discrets « coups de pouce » relèvent, selon leurs théoriciens, du « paternalisme libertarien » : « ils poussent vers le bon choix tout en respectant le libre arbitre, résume Cass Sunstein. Ils sont comme un GPS indiquant quelle est la meilleure route, sans vous forcer à la prendre ».
La technique a fait ses preuves dans les transports
Déjà utilisée de façon intuitive par les publicitaires depuis des décennies, la technique a fait ses preuves dans les transports. « Avant le Covid, 3,4 millions de voyageurs utilisaient nos trains chaque jour », expliquent Sylvie Charles, directrice de Transilien SNCF, et Isabelle Collin, responsable de la Nudge Unit Transilien SNCF, créée en 2015. « Les sciences comportementales nous aident à mieux gérer un tel flux et à limiter les incivilités. » Ces dernières années, cela s’est traduit par un meilleur fléchage des parcours en gare, ou par des « nudge anti-urine », à savoir, des décors avec des visages souriants posés dans les coins sombres utilisés comme pissotières. Grâce à eux, les épanchements sauvages ont chuté de 88 % dans la gare des Mureaux (Yvelines)…
Les gouvernements eux aussi se sont emparés de la discipline : Barack Obama créa une équipe spécialisée sur le sujet en 2009. Un an plus tard, le premier ministre britannique David Cameron lança la sienne : la Behavioural Insight Team (BIT). A la suite de ses conseils, le fisc de Sa Majesté a ajouté la mention « neuf personnes sur dix payent leurs impôts à l’heure » à ses lettres de rappel aux contribuables (l’effet normes sociales), ce qui a fait chuter les retards de paiement. Devenu indépendant en 2014, le BIT conseille aujourd’hui une trentaine de pays, dont la France.
« Plus de 400 institutions y ont désormais recours, dont l’Organisation mondiale de la santé et les Nations unies », Faisal Nairu de l’OCDE
« Depuis 2008, l’usage des sciences comportementales dans les politiques publiques explose : plus de 400 institutions y ont désormais recours, dont l’Organisation mondiale de la santé et les Nations unies », observe Faisal Nairu, travaillant sur le sujet au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Mais la discipline, qui se penche sur la façon dont les individus prennent des décisions, est loin de se limiter au nudge, un outil de court terme parfois dévoyé à des fins de marketing.
Depuis 2015, une équipe au sein de la Banque mondiale utilise ainsi ces travaux pour lutter contre la pauvreté ou réduire les stéréotypes de genre. « Nous aidons les dirigeants à comprendre pourquoi certaines politiques publiques ne sont pas assez efficaces et à identifier les biais de décision – y compris les leurs – en remettant l’humain au centre de la réflexion », illustre Ana Maria Munoz Boudet, de la Banque mondiale. Une étude menée à Haïti a ainsi montré que certaines femmes enceintes de l’île ne reçoivent pas assez de soins prénatals en partie par peur du regard condescendant du personnel hospitalier.
En France, l’utilisation des sciences comportementales a été formalisée en 2017 afin de moderniser les administrations, lors de la création de la direction interministérielle à la transformation publique (DITP). En son sein, cinq chercheurs pilotés par Stephan Giraud se consacrent au sujet sur le long cours. « Nous ne fournissons pas des outils clés en main, mais une méthode à la fois rigoureuse et vigilante, avec un diagnostic des besoins, des enquêtes de terrain, une revue des écrits scientifiques, puis des essais randomisés contrôlés afin de mesurer l’efficacité », égrène-t-il. Ses interventions sont détaillées sur le site du gouvernement, « dans une démarche de transparence et avec une attention particulière au respect de l’autonomie des personnes ».
Son équipe travaille beaucoup sur la simplification administrative. Elle a également aidé Pôle emploi à mieux comprendre les discriminations à l’embauche des handicapés, et l’Acoss à augmenter le paiement dématérialisé des cotisations sociales par les autoentrepreneurs, grâce à des lettres leur rappelant les règles et les aidant à planifier les paiements. Aujourd’hui, elle épaule l’Assurance maladie pour améliorer les entretiens de traçage des cas contacts de Covid-19. Selon les dossiers, elle travaille avec le BIT ou l’Agence d’innovation comportementale, un consortium de chercheurs français spécialistes du sujet.
« Sait-on toujours qu’on est nudgé ? »
Le cas du SIG est différent : il utilise les sciences comportementales depuis le début de la pandémie, comme un outil parmi d’autres pour tenter d’améliorer la communication gouvernementale. Dans ce cadre, outre ceux de BVA, il a également pris les conseils de la DITP, du BIT et du département d’études cognitives de Normale-Sup, dont l’une des membres, la chercheuse Coralie Chevallier, a également fait partie de la mission Castex sur le déconfinement. « Peut-être, mais cela n’a pas empêché les erreurs de communication, analyse Samuel Bendahan, spécialiste du sujet et professeur à HEC Lausanne. Les bons messages inspirés des sciences comportementales ont été gâchés par les incohérences de la stratégie du gouvernement, comme le cafouillage autour du port du masque, qui ont augmenté la défiance. »
D’autres reprochent surtout au paternalisme libertarien du nudge de verser tantôt dans l’infantilisation, tantôt dans la manipulation. « Tant qu’il est transparent et facilement contournable, ce n’est pas le cas », assure Cass Sunstein. « Mais justement, sait-on toujours qu’on est nudgé ? », s’interroge Marine Balansard, spécialiste en intelligence décisionnelle au sein du cabinet Ariseal. Elle cite l’exemple des choix cochés par défaut, un classique du nudge, par exemple appliqué pour le don d’organes : on est automatiquement donneur, à moins de signaler son opposition au registre national des refus. « Dans ce cas-là, l’intérêt collectif est clair, mais dans d’autres, qui décide à notre insu de ce qui est bon pour nous ? »
Lassés de voir leur travail, bien plus vaste, résumé au nudge, les spécialistes des sciences comportementales soulignent qu’ils respectent un cadre éthique précis et une méthodologie rigoureuse, avec une évaluation systématique des résultats. « Il faut être très humble lorsque l’on se penche sur la compréhension des comportements humains : ce qui fonctionne dans un pays ne fonctionnera pas forcément dans un autre », ajoute Laura Litvine, à la tête du bureau français du BIT.
Le piège véritable du nudge est là : parfois présenté comme une solution miracle par certains cabinets de marketing, il peut se révéler inutile s’il est appliqué à la va-vite. « Ou contre-productif si la ficelle est trop grosse. Mais surtout, son efficacité ne doit pas être surestimée : un nudge ne convaincra jamais un antivax de se faire vacciner », ajoute l’un des experts en la matière. Avant de conclure : « Aujourd’hui, on qualifie tout et n’importe quoi de nudge, ça devient un peu ridicule. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire