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mardi 25 mai 2021

Dépénalisation Carl Hart, l’universitaire américain qui veut changer notre perception des drogues

 




John Leland  10/04/2021.

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

Héroïnomane assumé, Carl L. Hart, professeur à l’université Columbia, entend démystifier l’usage des stupéfiants et n’hésite pas à jouer les cobayes. Rencontre.

Début avril, Carl L. Hart, neuroscientifique et professeur à l’université Columbia à New York, répondait à nos questions au sujet de son dernier livre Drug Use for Grown-Ups : Chasing Liberty in the Land of Fear [“La consommation de drogues chez l’adulte : une quête de liberté dans un monde de peur”, inédit en français], qui défend une position à contre-courant sur la consommation de drogues.

Dr Hart, avez-vous pris quelque chose avant cette interview?

“Non, je suis en période de promotionPourquoi gaspiller de la drogue pour une interview? Je dois rester concentré.”

Pour gérer le stress ou l’ennui, par exemple?

S’il avait dû assister à une réception académique, peut-être aurait-il “pris quelque chose pour [l’] aider à tenir jusqu’à la fin, admet-il, une faible dose d’opioïdes et de stimulants par exemple, ou quelque chose comme ça”.

En quête du bonheur

Carl Hart, 54 ans, est l’un des premiers Africains-Américains à avoir décroché un poste de professeur titulaire au département de psychologie de Columbia. S’il dérange certains de ses collègues chercheurs, c’est une véritable rock star chez les partisans de la dépénalisation des stupéfiants.

Dans son dernier livre, il avoue consommer régulièrement de l’héroïne depuis quatre ans. Il raconte également comment il a pris de la morphine quotidiennement pendant trois semaines pour expérimenter la sensation de manque. D’après lui, chaque adulte devrait avoir la liberté d’en faire autant, “partir en quête du bonheur, de la liberté”, explique-t-il.

Carl Hart a répondu à nos questions par téléphone depuis sa résidence du comté de Westchester, où il prend actuellement un congé sabbatique. Il se félicite de la nouvelle loi de légalisation du cannabis dans l’État de New York [entrée en vigueur le 31 mars 2021], qu’il voit comme un signe du déclin de certains tabous entourant la drogue. D’autres, cependant, restent encore bien ancrés.

Un bouc émissaire idéal

À Minneapolis, les avocats de Derek Chauvin, l’ancien policier jugé coupable du meurtre de George Floyd, ont ainsi insisté sur la toxicomanie de la victime pour invoquer le stéréotype du “drogué noir timbré”, si l’on en croit Carl Hart.

Un argument classique, assure le chercheur.

“C’est toujours comme ça quand un Noir est tué par la police”, déplore-t-il. “La drogue est le bouc émissaire idéal, car la plupart des Américains sont convaincus qu’elle rend les gens fous et les déshumanise. Ou qu’elle les rend surhumains.”

D’après Carl Hart, la plupart de nos connaissances à propos de la drogue et de la toxicomanie sont fausses : l’addiction n’est pas une pathologie cérébrale, la majorité des 50 millions d’Américains qui consomment chaque année des substances illicites vivent des expériences très positives. Selon lui, nos politiques en la matière sont faussées car elles se concentrent uniquement sur les conséquences négatives de la drogue, et tout cela entraîne des répercussions dévastatrices pour les familles africaines-américaines comme la sienne.

Il condamne surtout sa propre profession. “Dans le milieu de la recherche, on exagère les effets néfastes de la drogue”, affirme-t-il. “Nous avons mal informé le grand public. C’est mal et ça va à l’encontre des valeurs américaines.”

Selon ses détracteurs – et ils sont nombreux – les allégations de Carl Hart sont à la fois fausses et dangereuses.

“Pour servir sa cause, il se montre expéditif et imprécis avec les données scientifiques”,dénonce Bertha K. Madras, professeure de psychobiologie à la Harvard Medical School et directrice du laboratoire de recherche sur la neurobiologie de l’addiction à l’hôpital McLean de Belmont, dans le Massachusetts.

“On ne peut pas ignorer les répercussions négatives – sur les parents, la famille, les conjoints qui doivent vivre avec cette toxicodépendance et la gérer. Les accidents de la route, les fautes professionnelles, l’absentéisme, l’indemnisation des accidents du travail, la violence provoquée par la drogue, le décrochage scolaire, les crimes et les meurtres liés aux stupéfiants. Carl ne semble pas vouloir s’intéresser à ces questions.”

Un passé de petit dealer

Carl Hart a grandi dans le quartier de Carol City, à Miami Gardens en Floride. C’est là qu’il croise pour la première fois la route de la drogue. Comme beaucoup de ses camarades, il trempe dans la vente de stupéfiants et porte une arme à feu. Mais c’est aussi un athlète hors pair et un DJ qui anime des soirées derrière les platines.

Lorsqu’il quitte cet environnement – pour rejoindre l’US Air Force, avant d’intégrer l’université –, il accuse d’abord la drogue d’être à l’origine de la criminalité et du délabrement social dans sa communauté. Armé de son doctorat en neurosciences, il entreprend alors de comprendre l’addiction pour améliorer les conditions de vie dans des quartiers comme Carol City.

À Columbia, il se lance dans des expériences avec des toxicomanes qu’il recrute via des petites annonces passées dans le magazine new-yorkais Village Voice. Grâce aux subventions de l’Institut national de recherche sur la consommation de stupéfiants, Hart et ses collègues ont administré en laboratoire des millions de dollars de crack, de méthamphétamine, de cannabis et d’autres substances.

Lutter contre les fausses croyances

Il s’attend à ce que les participants ressemblent aux individus décrits par les chercheurs dans les conférences ou aux zombies enragés que l’on peut voir dans les films, “des gens qui ne sont plus que des esclaves de la drogue”. Mais il nuance : “durant toutes mes années recherches, je n’ai jamais croisé ce genre de personnes”.

Au contraire, les participants mettent un point d’honneur à se présenter en temps voulu pour les expériences. Lorsqu’on leur présente des alternatives à la drogue – un dollar ou cinq dollars selon les expériences – ils prennent des décisions rationnelles au lieu d’assouvir leur addiction de façon compulsive.

“Mais dans le milieu, ces croyances ont la vie dure, regrette-t-il. En analysant nos données, j’ai remarqué que les participants étaient heureux et responsables. Ils respectaient les plannings exigeants que nous leur imposions.”

Ces observations le conduisent à se poser des questions inédites : si la plupart des consommateurs de drogues ressentent peu d’effets néfastes, voire aucun, comment soulager au mieux ceux qui souffrent ?

“Si une personne présente en plus un trouble psychiatrique, c’est là-dessus que nous devons nous concentrer”, explique Carl Hart. “Pas sur la substance qu’elle consomme. C’est la même chose si le participant n’a plus aucune estime de soi suite à la perte de son emploi, qui assurait un bon train de vie à sa famille. Si le traitement ne s’attache pas à restaurer cette estime de soi, c’est une perte de temps.”

Réduire les risques

C’est ainsi qu’a commencé son combat contre les adversaires de la drogue. Sa carrière prend alors un nouveau tournant : il délaisse le travail pointu de laboratoire au profit du combat pour la légalisation.

En 2009, après avoir versé à Carl Hart plus de six millions de dollars au total, l’Institut national de recherche sur la consommation de stupéfiants met fin à ses subventions. “Comme j’explore des questions qui ne se concentrent pas sur la pathologie, il est plus difficile d’obtenir des financements”, explique-t-il.

L’institut, via l’une de ses porte-parole, a refusé de commenter le processus d’attribution des subventions.

Tout en s’attirant les foudres de la communauté scientifique, Hart séduit un nouveau public réceptif, notamment des donateurs privés qui financent ses recherches. “Pour les défenseurs des programmes de réduction des risques et des dommages chez les consommateurs de drogues, et pour ceux qui réclament l’abolition des prisons et de la police, c’est un héros”, analyse Dorothy E. Roberts, qui enseigne le droit et dirige un programme de recherche sur la race, la science et la société à l’Université de Pennsylvanie. “Il affirme volontiers, avec sa grande expertise à l’appui, que ces politiques sont nocives.”

Toutes les substances ont leur place

Contrairement à d’anciens universitaires qui prônaient la consommation de stupéfiants – comme Timothy Leary et Baba Ram Dass qui ont mené des expériences sur le LSD à Harvard – Carl Hart refuse la distinction, qu’il qualifie d’“intéressée”, entre les “bonnes drogues”, comme les hallucinogènes, et d’autres produits plus critiqués comme l’héroïne et la méthamphétamine. Pour lui, toutes ces substances ont leur place.

Un point de vue que certaines régions aux États-Unis et dans le monde semblent commencer à partager. Le 1er février dernier, l’État de l’Oregon a dépénalisé la possession de faibles quantités de drogue, toutes catégories confondues. Mais pour Hart, la dépénalisation seule a peu d’effet sur la sécurité des consommateurs. Si les gens ne savent pas ce qu’ils achètent, ils ne peuvent pas consommer sans risquer l’overdose.

Pour le chercheur, l’étape suivante devrait être la construction de lieux de test dans tout le pays, où les consommateurs pourraient contrôler la pureté et la puissance de leurs drogues : une abomination pour ses collègues comme Bertha Madras, qui considèrent que tout ce qui normalise la prise de stupéfiants entraîne une hausse de leur consommation chez les adolescents. Carl Hart, lui, estime que cette démarche est indispensable pour sauver des vies.

Il a cependant peu d’espoir de voir de tels endroits sortir de terre prochainement. Carl Hart a néanmoins constaté un tournant depuis qu’il a commencé à étudier ces questions. Au début de sa carrière, ses étudiants souhaitaient explorer les dangers de la drogue. Aujourd’hui, ils voient davantage de risques dans l’interdiction des stupéfiants. “C’est donc à moi de les pousser dans la direction qu’ils n’explorent pas”, conclut-il.


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