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vendredi 28 mai 2021

L’aide sociale à l’enfance à bout de souffle


 



Par  et 

Publié  le 28 mai 2021

Surcharge administrative, turnover dans les structures, fermeture de places et augmentation des mesures de placement… Si les difficultés des travailleurs sociaux datent d’avant le Covid-19, la crise sanitaire a considérablement dégradé les conditions de travail. 
  
Manifestation de personnels du secteur médico-social organisée par la CGT, à Nice (Alpes-Maritimes), en décembre 2020.

Un jour, le corps de Caroline – le prénom a été modifié à sa demande –, éducatrice spécialisée dans une association de protection de l’enfance lilloise, « a dit stop ». Alors, à son tour, elle a rejoint ses sept collègues – sur une équipe de onze – en arrêt maladie. Une situation sans précédent dans ce service d’action éducative en milieu ouvert renforcé qui prend en charge des adolescents réputés « incasables ».

Avec la crise sanitaire, les conditions de travail de ces salariés, comme celles de nombre de professionnels de la protection de l’enfance, se sont dégradées. Même les plus chevronnés craquent. « Pendant le Covid, on a fait du travail social depuis chez nous, c’était du free-lance sans horaires postés, explique Caroline. On ne prenait plus le temps de parler des situations des ados avec les collègues. » Or, ce sont précisément les réunions d’équipe et les moments d’échanges collectifs entre professionnels et avec les jeunes, suspendus au cours des derniers mois, qui permettent à l’équipe de tenir face à ces « situations », dont près de 90 % sont liées à des violences sexuelles.

En France, environ 330 000 jeunes relèvent de la protection de l’enfance. De la simple mesure éducative jusqu’au placement, cette mission est dévolue aux départements depuis les lois de 1983 sur la décentralisation, et en grande partie assurée par le secteur associatif. Educateurs spécialisés, psychologues, assistants familiaux (les « familles d’accueil ») et sociaux… L’année de crise sanitaire a éprouvé nombre de ces professionnels qui se retrouvent bien souvent exsangues, au bord du burn-out,désespérés face au dévoiement de leur mission.

Alors qu’un projet de loi sur la protection de l’enfance arrive à l’Assemblée nationale en juillet, les piquets de grève se multiplient au niveau local, comme ce fut le cas déjà en 2018-2019. Fait inédit, un mouvement de grève nationale des familles d’accueil a été lancé le 20 mai à l’appel de la CGT-Services publics, pour réclamer une revalorisation de leur statut.

Aux côtés de Caroline, trois collègues (toutes ont requis l’anonymat) – une autre éducatrice spécialisée et deux psychologues cliniciennes âgées de 39 à 52 ans – se sont réunies ce soir-là dans un petit local lillois pour témoigner de leur très grand désarroi.

Chacune à son tour, elles se confient : il y a cet enfant dont la mère avait un droit de visite une fois par mois, mais, avec le Covid-19, « la famille d’accueil n’a pas voulu qu’ils se voient, malgré la décision de justice ». Depuis six mois, l’enfant n’a pas revu sa mère. Il y a aussi cette jeune fille de 14 ans, victime d’abus multiples, avec une mère défaillante, et que Marie, éducatrice spécialisée, accompagne à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. « On la tient en vie », confie Marie, qui s’élève contre les nouveaux horaires imposés par l’association financée par le département. « Avant, on avait une gestion autonome de notre agenda qui permettait de s’adapter aux familles, mais, désormais, c’est rentabilité et flicage », dénonce Aline, psychologue clinicienne.

« On fait du 115 pour enfants »

Surcharge administrative, turnover dans les structures, fermeture de places et augmentation des mesures de placement… Les difficultés des travailleurs sociaux trouvent leur source dans des facteurs multiples, qui datent d’avant le Covid-19. Mais la crise sociale, qui percute de plein fouet les familles déjà fragilisées avec lesquelles ils travaillent, agit comme un révélateur des carences du système.

« La détresse des familles s’exacerbe. Beaucoup d’informations préoccupantes nous remontent, liées aux restrictions de circulation, au télétravail… La violence conjugale explose. La fermeture des écoles a pesé aussi. Pour beaucoup d’enfants, la cantine était le seul vrai repas par jour, mais aussi le vrai seul regard extérieur sur les enfants », explique Dominique Fanny, assistante sociale à la maison départementale de la solidarité Le Littoral, à Marseille.

Dans les Bouches-du-Rhône, les organisations syndicales CGT et FSU ont appelé à une journée de mobilisation des salariés du public comme de ceux du privé, le 18 mai, pour alerter sur ce qu’elles définissent comme une « situation catastrophique ». Malgré une hausse du budget départemental consacré à l’aide sociale à l’enfance (ASE), passé de 200 millions d’euros en 2016 à 263 millions d’euros en 2021, les foyers d’urgence sont saturés.

« Il y a des lits de camp dans les chambres, dans la salle à manger. On est embêtées pour aller chercher les enfants dans leur famille et leur dire “Tu vas voir, ça va être bien” », reconnaît Claudine Amoros, déléguée FSU, assistante sociale à la maison départementale de la solidarité de Pont-de-Vivaux, à Marseille. « On fait du 115 pour enfants. On passe nos journées au téléphone pour trouver un lieu d’accueil comme on le ferait pour des adultes. On décroche une nuit par-ci, deux autres par là. Cela amplifie leur insécurité alors qu’ils sont déjà totalement fragilisés », témoigne aussi Delphine Moretti, référente ASE à la maison départementale de la solidarité de Frais-Vallon, à Marseille toujours.

La profession souffre par ailleurs d’un empilement de normes et de règles, d’injonctions administratives contradictoires. « Nous passons plus de temps à déclarer la fugue d’un ado qu’à lui courir après », relève Nicolas Hermouet, directeur de Capso, association de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Au cours de ces douze derniers mois, la charge de travail de ses équipes, qui ont dû « gérer des ados sous cloche pendant des mois » a augmenté de 35 %. Sans moyens supplémentaires et avec une mobilisation hors norme.

Congés déplacés, trente-cinq heures extensives, dispositifs novateurs, les personnels de l’enfance n’ont pas ménagé leur peine. Selon le directeur, la période de crise sanitaire a mis en évidence le décalage entre la réalité de terrain et la bureaucratie ambiante. « Nous avons besoin de respirations, de marges de manœuvre. Des gamins se retrouvent sans solution pour des problèmes de procédure », alerte-t-il, en dénonçant les inégalités de prise en charge selon les départements, « en fonction de leurs choix de politique sociale ».

Manifestations et messages d’alerte

Même discours à des centaines de kilomètres de là, dans le département des Yvelines. En avril, la CGT a alerté en vain les élus sur les difficultés exprimées par les salariés, et les conditions d’accueil dégradées des enfants. « On a actuellement quarante mesures de placement à domicile qui ne sont pas exécutées, et 256 mesures éducatives en attente », relève Tristan Fournet, secrétaire général du syndicat CGT du conseil départemental des Yvelines, qui parle d’un « choix politique » d’une collectivité locale où « le social n’est pas porteur ».

Une de ses collègues, qui travaille depuis plusieurs années dans un établissement d’accueil d’urgence, fait aussi les comptes : dans sa structure, prévue pour seize jeunes, entre vingt-quatre et vingt-huit mineurs s’entassent dans les chambres ces derniers mois. « Normalement, on est un lieu d’accueil provisoire, où les enfants passent avant qu’on leur trouve un lieu de placement pérenne. »Mais, faute de place ailleurs, les séjours, qui devraient durer trois ou quatre mois, s’étirent aujourd’hui jusqu’à huit mois, voire un an pour certains enfants. Pour les encadrer, une équipe fixe de sept « permanents », dont une majorité de contractuels, et de nombreux intérimaires ou vacataires. « On essaie de faire les plannings en équilibrant les profils », soupire l’agente, mais forcément « l’accompagnement est de moindre qualité ».
« L’effet ricochet sur les publics qu’on suit est évident, s’indigne une éducatrice spécialisée de Sauvegarde 93, la principale association de protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis, croisée lors d’un rassemblement organisé devant le siège de Bobigny, le 11 mai, le cinquième du genre en l’espace de quelques mois. Qui peut imaginer qu’on fait un travail social correct quand on est nous-mêmes en difficulté ? » Quelques dizaines de salariés, sur les 400 employés, se sont réunis ce jour-là sous une pluie fine, à l’appel des syndicats CGT, UGICT, SUD, FO et d’un collectif de salariés récemment créé, pour dénoncer pêle-mêle des dysfonctionnements liés au mode de gouvernance de l’association, un management autoritaire, la non-prise en compte des risques psychosociaux…

« On travaille dans un département fortement touché par la crise sociale, avec des familles en prise à des difficultés multiples, et on a des conditions de travail plus que dégradées, avec un turnover incessant des chefs de service et de la direction, et des outils de travail sans cesse modifiés », résume Farid Bennaï, éducateur spécialisé et délégué syndical FO, qui se réjouit qu’enfin « la chape de plomb » soit « en train de se briser », avec plusieurs droits d’alerte lancés dans différents services.

Familles d’accueil surchargées

Dans les Vosges, le syndicat SUD 88, créé lors du premier confinement, en est à son quatrième depuis novembre 2020. Dans des courriers envoyés aux élus du département ainsi qu’au parquet et à la Défenseure des droits, Claire Hédon, que Le Monde a consultés, des situations extrêmement graves sont rapportées, comme celle d’une agression sexuelle entre enfants pris en charge dans une famille d’accueil, qui seraient restés ensemble plusieurs mois après les faits, faute de place. Le parquet a été saisi.

Plus largement, le syndicat dénonce le sureffectif dans les familles d’accueil, qui peuvent recevoir, selon la loi, jusqu’à trois enfants et en hébergent dans les faits davantage. Une des responsables du placement du département cite l’exemple d’une assistante familiale sollicitée pour accueillir, lors du premier confinement, en plus des deux enfants placés chez elle (elle dispose de deux agréments), une jeune fille ayant un trouble intellectuel, habituellement en internat la semaine. Peu après, un autre enfant lui fut confié, « juste le temps de trouver une place en établissement ». Il s’y trouve encore aujourd’hui.

Partout, des problématiques locales racontent un système à bout de souffle, tenu à bout de bras par des professionnels épuisés. Dans la région lyonnaise, ce sont les personnels de l’institut départemental de l’enfance et de la famille (IDEF) de Bron qui ont fait grève, le 4 mai, pour la première fois. « Durant la crise sanitaire, les personnels ont été présents tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour assurer l’accueil des enfants dans toutes les conditions », rappelle le directeur, Christophe Marteau, qui relaie, ici comme ailleurs, « le sentiment d’injustice » ressenti par ces derniers, oubliés dans les récentes revalorisations des personnels de santé.

Dans cette institution emblématique, sept cents enfants et une centaine de mères sont suivis en moyenne chaque année. Jusqu’en 2020, la durée moyenne des séjours n’excédait pas quatre-vingt-dix jours, permettant d’assurer une bonne prise en charge et une rotation des jeunes en difficulté. Mais, actuellement, plus d’un quart des séjours dépassent cette moyenne. La pouponnière fonctionne à 125 % de ses capacités, le personnel fait face à des troubles du comportement de plus en plus sévères. Depuis fin avril, la police intervient chaque jour au sein de l’établissement, confronté à des violences ingérables. Conséquence : une hausse des accidents et, ici aussi, des arrêts de travail en cascade. 


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