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samedi 26 août 2017

«  Essayer de faire un enfant a bouffé sept ans de notre vie  »

De plus en plus de couples consultent pour infertilité. Des premiers tests aux essais ratés, plongée dans les affres de la procréation assistée.

LE MONDE  | Par 
« 123 Pots », bébés âgés de 6 à 7 mois, Auckland, 1992. Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017).
« 123 Pots », bébés âgés de 6 à 7 mois, Auckland, 1992. Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017). ANNE GEDDES


Au début, ils en ont ri. Ils ont fait les bons élèves, cela faisait partie du jeu, et puis c’était excitant : fini le petit coup debout dans la cuisine, on va faire l’amour allongés, comme des vieux. Ou en ­levrette, c’est encore plus ­efficace. Tu vas faire le poirier sur le lit après. Un quart d’heure.

Quelques poiriers plus tard, elle a commencé à guetter ses cycles. Quatorze jours plus ou moins trois, allez, c’est maintenant. Ils faisaient encore des blagues grivoises sur la fenêtre de tir. Puis c’est devenu moins drôle. Elle s’est inquiétée. 

A tenu un registre de son corps comme d’un animal sauvage que l’on cherche à dompter : la température qui monte, qui descend, les glaires, la libido. Douleurs dans le bas-ventre, seins lourds, espoir… et les règles. Fichu cycle, imperturbable, sauf lorsqu’il s’agit de nous jouer des tours. Il a bien fallu finir par le dire : « On n’arrive pas à avoir ­d’enfant. » Pour tous les couples que nous avons ­rencontrés, c’est ici que commence l’histoire.


Le déclic


Dans le jardin, Juliette, 1 an, se fait la malle. A quatre pattes, elle part d’un air résolu vers l’inconnu, au milieu des ­herbes hautes. Ses parents, Pierre et Véronique (toutes les personnes rencontrées ont souhaité conserver ­l’anonymat), attablés sous un parasol, ne la contrarient pas dans sa quête d’indépendance. Ils remontent le temps. « Je me souviens d’avoir dit à une collègue : “Là, on sera contents si ça vient, mais on ne force pas les choses”, raconte Pierre, 36 ans, enseignant à Chartres. Mais quelques mois plus tard, alors que cela faisait un an qu’on essayait, une collègue de 40 ans m’annonce sa ­quatrième grossesse. J’ai été horrifié. Cette réaction m’a surpris moi-même, je souffrais plus que je ne croyais de cette situation. »

Le couple prend rendez-vous chez le gynécologue, qui leur annonce qu’il faut passer des tests. La machine s’enclenche, et ne s’arrêtera plus pendant quatre ans, jusqu’à la naissance de leur fille.


Le « problème »


Combien de fois entend-on cette phrase ? « Le problème vient de moi. » Et sa variante : « C’est ma faute. » Dans son jardin chartrain, Pierre ne ­déroge pas à la règle. « Le problème vient de moi. Disons que si c’était des javelots, il n’y en aurait pas beaucoup et je ne les lancerais pas très loin. » Les tests s’enchaînent, une feuille de résultats arrive par courrier, dont Pierre comprend un mot : « insuffisant ». Coup de fil au gynéco. « Le mec me dit : “Ça veut dire que vous ne pouvez pas avoir d’enfant.” C’était comme un coup de poing dans le cœur. »

De battre leur cœur aussi s’est arrêté, un soir, au bout de presque deux ans de tentatives infructueuses. ­Clémence, 32 ans, et Thomas, 37 ans, avaient déjà traversé plusieurs stades : elle s’était dit que c’était psychologique ; puis elle avait fait des tests d’ovulation, ils avaient davantage programmé leur vie sexuelle ; puis elle avait fait une stimulation ovarienne ; enfin, un médecin avait ­proposé à Thomas de passer des tests. Un soir, donc, ­Clémence est rentrée chez elle. « Je m’en souviendrai toute ma vie. Je le vois en train de touiller les pâtes, je vois sa tête. Il me dit qu’on a reçu les résultats. Je sens que c’est catastrophique, mais je ne sais pas à quel point. Il me dit : “Je n’ai pas de spermatozoïdes.” Je prends la feuille et je vois “azoospermie”. Ce mot, j’y ai pensé à chaque instant pendant des années. Je lui ai dit que ce n’était pas grave, qu’il y avait plein d’autres moyens, et il a pleuré sur mon épaule. »

« Jack portant des triplés Charleé B, Susanna, et Jaclyn, 9 semaines, Auckland, 1999. » Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017).
« Jack portant des triplés Charleé B, Susanna, et Jaclyn, 9 semaines, Auckland, 1999. » Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017). ANNE GEDDES

Dans son appartement de Montreuil (Seine-Saint-Denis), Léa, 33 ans, passe du tapis d’éveil au hamac, ­occupée par ses jumeaux de 3 mois. Au bout d’un an et demi, après une fausse couche, Stéphane et elle sont allés consulter un spécialiste, qui leur a prescrit une batterie d’examens. C’est dans un couloir qu’un radiologue lui annonce qu’elle a les trompes bouchées. Pas d’explications, pas de précisions. « Là, je n’étais pas bien, se souvient la journaliste. Stéphane était furax, il me disait : “Mais pourquoi tu pleures ?” J’ai fini par comprendre qu’il ne ­supportait pas de me voir souffrir. » Elle apprendra ­ensuite que la péritonite qu’elle a eue à 18 ans est la cause de son infertilité ­tubaire.


La culpabilité


Léa et Stéphane se lancent dans ce que tous, ou presque, connaissent : un parcours d’assistance médicale à la procréation (AMP). Après deux FIV et un transfert d’embryon, qui aboutissent à deux fausses couches et un œuf clair, c’est « la crise »« J’avais l’impression de porter la croix. Je culpabilisais même si je savais que ça n’avait pas de sens. Stéphane en était conscient, il me disait que ce n’était pas de ma faute et qu’on pourrait se tourner vers l’adoption. J’ai eu peur qu’il parte. »

A Chartres, Pierre exprime autrement cette responsabilité qui pesait sur ses épaules. « Quand on a un problème de fertilité, on se sent un peu diminué. Pourtant, je n’ai jamais été branché trucs virils, voitures, etc. Mais là, je me surprenais à penser aux autres gars, à mes élèves de 15 ans, qui feraient des enfants même sans s’en apercevoir. Je me sentais inférieur. Et je ne voulais pas hypothéquer l’avenir de Véronique. »

Une peur inévitable, ­centrale : que le couple ne survive pas à l’épreuve. Que celui qui n’est pas « responsable » se lasse, parte chercher un partenaire fertile. Tous, pourtant, sont arrivés à la conclusion inverse : notre couple est plus fort que cela ; ce que je veux, ce n’est pas un enfant tout court, mais un enfant avec toi. 

Florence, 38 ans, responsable des ­ressources humaines à Paris, et son mari Philippe, 49 ans, responsable financier, ont essayé pendant sept années, sans succès. « Cela a bouffé notre vie pendant sept ans, mais on n’a jamais senti notre couple en péril. Comme son sperme était en cause, j’avais peur qu’il craigne que je parte. Oui, j’y ai réfléchi, mais cet enfant, je le voulais avec lui. Lui m’a toujours dit qu’il n’y pouvait rien et qu’il n’allait pas culpabiliser pour ça. Cela nous a énormément ­renforcés. J’en conçois une certaine fierté de notre couple : nous, on a résisté. »


Le parcours


Résister, c’est bien de cela qu’il s’agit pour ceux qui y passent plusieurs années de leur vie. Ne pas se laisser engloutir par l’oscillation permanente entre espoir et déception, ne pas ­ régler toute sa vie sur le rythme de la médecine. Le parcours médical, lorsqu’il dure, devient une sorte de métronome : ­examens, prélèvements, FIV, transfert d’embryon, attente, ­résultat. Et ça recommence.

Florence a fait six FIV (quatre sont remboursées par la ­Sécurité sociale) avec le sperme très altéré de son mari, puis trois inséminations artificielles avec don de sperme, puis de nouveau une FIV – au total, une quinzaine d’embryons transférés. Elle n’a jamais été enceinte. « J’étais devenue un robot. Je ­subissais un échec de tentative, je tombais très bas, je remontais, je replanifiais la suivante », se souvient-elle aujourd’hui autour d’un déjeuner dans un restaurant parisien.

« Joshua, 4 mois, Auckland, 1990 ». Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017).
« Joshua, 4 mois, Auckland, 1990 ». Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017). ANNE GEDDES

C’est aussi ce que raconte ­Clémence. Une fois découverte l’infertilité de Thomas, le couple a choisi le don de sperme. Inséminations, FIV, fausse couche, le parcours a duré cinq ans jusqu’à la naissance de leur fils. « On était en mode combat, espoir, stress et surtout impatience. Et ça, c’est l’ennemi de tout. Tu ne ­planifies plus rien au cas où tu ­serais enceinte. Tu prévois tout en fonction des examens. » Les Parisiens ont trompé l’attente en organisant des voyages à deux. Ils ont traversé le monde pour ne pas se laisser envahir. Avant de décider de quitter ­Paris pour Lyon, et, pour elle, de se reconvertir du marketing à l’architecture d’intérieur.

Son mari, Thomas, qui travaille dans la finance, aborde un autre aspect essentiel de l’AMP : le ­ déséquilibre entre ce que vit l’homme et ce que traverse la femme. Quelle que soit la cause de l’infertilité, c’est elle qui subit tous les traitements. Elle qui doit être à tous les rendez-vous, ­écarter les jambes, surveiller son corps. « Techniquement, je n’étais même pas concerné, dit Thomas. J’ai juste signé un bout de papier pour dire que je voulais être père. Mais je n’ai pas été bon. C’était très dur de comprendre l’épreuve pour ma femme, ces piqûres ­subies, ces interventions. »


Le sexe


Lorsqu’on n’arrive pas à avoir d’enfant, un drôle de mouvement de balancier s’opère dans la vie sexuelle. D’abord elle ­s’intensifie, jusqu’à devenir ­calculée et obligatoire. Puis elle devient totalement accessoire, lorsque la procréation bascule du côté de la médecine. Pierre et Véronique gardent un souvenir pénible de cette première ­période, où ils consignaient les dates de leurs ébats prévus. « Je crois que c’est le pire moment de ces quatre années pour moi, dit Pierre. Ces trois mois où nous devions faire l’amour entre le 11e et le 18e jour. Nous faisions des bandes sur le calendrier, tout était calculé. » Ils ont fini par ­craquer. « C’était comme pointer au travail », dit Véronique. Ils ont fait le sexe buissonnier. « On s’est dit : “Si on n’a pas envie, on ne le fait pas.” »

Ensuite viennent les traitements. Faire un enfant n’est plus une ­affaire de cul. Lorsque les femmes parlent d’écarter les jambes, bien souvent les étriers ne sont pas loin. Mais alors, comment fait-on l’amour ? « Après les ­inséminations, on ne faisait plus l’amour pendant quinze jours parce que j’avais peur de faire des faux mouvements », se souvient Clémence. Même crainte pendant la grossesse tant attendue. Mais apprendre que Thomas était infertile n’a pas nui à leur sexualité. « Nous nous sommes dit : “Nous faisons l’amour, donc ce bébé sera, quoi qu’il arrive, un bébé de l’amour.” »


L’entourage


En parler ou le taire ? A qui ­confier ce qui touche au plus ­intime du couple ? Comment éviter les remarques maladroites ou mal intentionnées ? Thomas et Clémence en ont discuté ensemble et ont fait un choix commun. « L’une des clés, c’est de l’avoir dit à nos familles mais pas à nos amis, raconte Thomas. On avait des gens à qui en parler, tandis que nos amis nous offraient des ballons d’oxygène, on pensait à autre chose. Certes, cela a créé un sujet tabou avec eux, mais je préférais largement cela. »

Tandis que la petite Juliette amorce un retour du fond du jardin, Pierre et Véronique recensent leur best of des remarques « les plus chiantes au monde » : « Tu verras, ça va venir » ; « Profites-en bien parce qu’après tu vas souffrir ». Et la pire de toutes : « Je connais un couple qui a essayé pendant des années, un jour ils ont abandonné et c’est venu. » Pierre raconte ensuite cet épisode incroyable, lorsqu’un collègue qui connaissait sa ­situation est venu pleurer dans son bureau parce qu’il venait d’apprendre qu’il allait être père alors qu’il ne voulait pas d’enfant. « Je ne sais pas qui était la plus grosse ambulance des deux », ­plaisante l’enseignant.

« Corinne tenant Alexander, 3 semaines, Auckland, 2001 ». Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017).
« Corinne tenant Alexander, 3 semaines, Auckland, 2001 ». Image extraite du livre « Small World », d’Anne Geddes, publié par Taschen (2017). ANNE GEDDES

Même chose pour Florence. « Les mots qui se voulaient ­réconfortants étaient en fait blessants. Il n’y a pas une personne dans mon entourage qui n’ait pas été maladroite. » Pendant les sept ans où elle a essayé d’avoir un enfant, elle a tenu à distance ses proches. « J’en ai voulu à la Terre entière. J’étais devenue hargneuse, jalouse. Quand mes amies tombaient enceintes, je ne pouvais pas les voir pendant leur grossesse. »


L’épilogue


Elle dit : « le dernier échec », se ­reprend, rectifie : « l’ultime échec ». Il y a un an, Florence a fait un énième transfert d’embryon. Pas de grossesse. « Le gynéco a prononcé ces mots qu’on redoutait depuis sept ans : “On a fait tout ce que l’on pouvait pour vous. Aujourd’hui, je ne vois pas ce que je peux faire d’autre.” J’ai vécu un effondrement total. L’impression que je n’allais pas me relever. »Aujourd’hui, Florence et ­Philippe ont choisi d’arrêter toutes les démarches, y compris la procédure d’adoption engagée. « J’ai fait le calcul : j’ai passé plus de sept mois de ma vie à ­attendre des résultats, constate-t-elle. Cette attente, c’est une torture psychologique. Lorsque nous avons décidé d’arrêter, j’ai ressenti un soulagement énorme de ne plus avoir à subir cela. »

Clémence et Thomas, Lyonnais depuis peu, ont aujourd’hui un fils, Alexandre, âgé de quelques mois. « Le soulagement, je l’ai ressenti le lendemain de l’accouchement, dit Thomas. A voir ce bébé si paisible dans sa petite barquette en plastique, je me suis dit : “C’est la fin des galères, vraiment. Je suis fier aujourd’hui d’avoir accepté de passer par un donneur, et la perspective de le dire un jour à mon fils me réjouit. C’est une preuve d’amour forte. » Le couple a revu ses ambitions à la baisse. « Il voulait quatre enfants, on s’arrêtera à deux », plaisante Clémence. Pour eux, la suite de l’histoire est déjà un peu tracée. Lors de leur FIV, trois embryons ont été congelés. « Psychologiquement, c’est chelou. Je sais que j’ai un gamin dans un frigo qui a été conçu en même temps qu’Alexandre. » Ils ont eu un enfant, ils en auront peut-être d’autres, comme des millions de couples. Qu’on ne leur dise pas que c’est la chose la plus ­naturelle au monde.

Les illustrations sont tirées du nouveau livre d’Anne Geddes, « Small World », publié aux éditions Taschen (48 pages).

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