Omniprésent, le numérique amplifie nos mémoires externes, au risque d’amenuiser nos mémoires biologiques.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Florence Rosier
Comment pallier les carences de notre mémoire biologique limitée, oublieuse, aussi labile et périssable que le tissu cérébral qui l’héberge ?
La question taraudait déjà nos ancêtres. En réponse, ils inventèrent des systèmes d’externalisation de leurs savoirs. D’abord sous la forme d’une mémoire collective, orale, transmise entre générations. Puis « il y eut les grandes ruptures comme l’écriture, l’imprimerie, la radio ou la télévision », résume Francis Eustache, neuropsychologue (Inserm-EPHE-université de Caen). Soit autant de relais externes pour préserver et amplifier nos mémoires.
Face à la matière molle du cerveau, les disques durs des ordinateurs et le cloud offrent désormais une capacité de stockage quasi illimitée. Nous assistons à « une explosion de l’externalisation de notre mémoire sans aucun équivalent dans toute l’histoire de l’humanité », relève Francis Eustache dans Ma mémoire et les autres (Le Pommier, à paraître le 11 septembre, 176 p.).
Substitution des ressources
Comment nos sociétés vont-elles s’adapter à ce bouleversement numérique ? N’y a-t-il pas un risque d’effet pervers : au lieu d’un enrichissement de notre mémoire sociale, un affaiblissement de nos fonctions cognitives ?
L’inquiétude est loin d’être neuve. Pour Socrate déjà, l’écriture était un « pharmakon » : un remède mais aussi un poison, qui certes corrige les failles de la mémoire, mais l’affaiblit en même temps. Au IVe siècle avant notre ère, Platon a relayé cette menace : « Cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli… », écrit-il dans Phèdre. « Platon s’est planté : l’effort d’écriture ou de lecture, aucontraire, entraîne un effort de mémoire », juge Francis Eustache.
De plus, sa diffusion sociale a été très progressive, au contraire de l’irruption soudaine d’Internet. « Avec Internet, le danger est là : les ordinateurs, les smartphones rendent l’information accessible à tous. Pour autant, on mesure très mal le retentissement d’Internet sur notre cerveau. » Une étude a cependant marqué les esprits. La psychologue Betsy Sparrow, de l’université Columbia (New York), a soumis des étudiants d’une université américaine à des questions difficiles. Résultat, publié en 2011 dans Science : en priorité, ces jeunes – pourtant cultivés – ont fait appel à Internet, plutôt qu’à leurs propres ressources cognitives.
Le danger des écrans
« Cela pose problème. La démarche devrait être inverse : pour avoir un libre arbitre, un discernement, nous devrions nous construire une mémoire interne et y faire appel. Si nous dépendons totalement d’une mémoire externe, nous devenons des coquilles vides ! », estime Francis Eustache. « La gestion collective des traces est devenue un objet de commerce industriel », avertit le philosophe Bernard Stiegler dans Mémoire et oubli (Le Pommier, 2014).
Ce commerce est contrôlé par des moteurs de recherche. Or ces systèmes hiérarchisent l’information « selon des impératifs économiques, et non plus noétiques [de connaissance pure]. Ces machines oublient à certains égards de moins en moins, mais d’un autre point de vue elles nous rendent de plus en plus oublieux, parce que nous sommes dépendants d’elles – et cela parce qu’elles hiérarchisent et organisent selon des procédures qui nous échappent de plus en plus ». Par exemple, « accepter les conditions de Facebook, c’est accepter d’être spolié de ses archives ». Il pointe aussi un risque de « prolétarisation de nos fonctions internes de perception, d’intuition, d’entendement et d’imagination ».
Ne dit-on pas « surfer sur Internet » ? « Plus les informations sont traitées en surface, plus on risque de ne pas les mémoriser », note Francis Eustache. Par ailleurs, une utilisation excessive des écrans altère la durée ou la qualité du sommeil, donc nos capacités cognitives. Autre risque : l’appauvrissement de nos relations sociales et familiales.
Dernier piège, enfin : le défaitisme et le refus du progrès. Alors, quels antidotes au numérique ? « Une thérapeutique constituée par des savoir-vivre, des savoir-faire et des savoirs spirituels », rêve Bernard Stiegler.
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