Dans une tribune au « Monde », d’anciens chefs d’Etat et de gouvernement considèrent que la politique répressive de la France est un échec. Ils estiment qu’il faut dépénaliser la possession et la consommation des drogues.
LE MONDE | | Par Collectif
Par Ruth Dreifuss (ancienne présidente de la Confédération suisse), Fernando Cardoso (ancien président du Brésil), Aleksander Kwasniewski (ancien président de la Pologne), Michel Kazatchkine (ancien directeur exécutif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme)
TRIBUNE. Depuis plus de cinquante ans, les gouvernements français successifs auront mené des politiques de lutte contre les drogues parmi les plus répressives d’Europe occidentale. Le résultat est un échec difficile à contester : les Français sont les premiers consommateurs de cannabis parmi leurs voisins européens, la consommation générale des drogues est en hausse (notamment en ce qui concerne l’héroïne), et des dizaines de milliers d’individus sont interpellés chaque année pour simple usage.
Les usagers qui sont confrontés à la répression publique font partie, dans la majorité des cas, des populations les plus vulnérables de la société
Cet échec est de plus en plus largement reconnu ; en témoigne le débat sur la dépénalisation et la légalisation du cannabis lors de la dernière campagne présidentielle, ainsi que la volonté du gouvernement d’aménager la politique nationale en matière de drogues.
Cette reconnaissance va de pair avec la levée d’un autre tabou : l’illusion que l’on pourrait vivre dans des sociétés sans drogues, une idée-force qui aura guidé les politiques publiques pendant des décennies de répression. Celle-ci est bien une utopie. Les substances psychoactives, qu’elles soient licites ou illicites, cultuelles, récréatives ou médicinales, accompagnent l’humanité depuis ses origines. Or la quête acharnée de cette idée aura entraîné bien des conséquences négatives, souvent tragiques, dans nos sociétés.
Les personnes qui consomment des drogues en deviennent parfois dépendantes – dans le cadre pathologique de l’addiction. Bien plus souvent, cependant, elles le font d’une façon qui ne nuit potentiellement qu’à elles-mêmes. De plus, ceux des usagers qui sont confrontés à la répression publique font partie, dans la majorité des cas, des populations les plus vulnérables de la société, issues de milieux défavorisés, de l’immigration, ou venant de quartiers sensibles.
Un choix de vie relevant de la sphère privée
Or, qu’il s’agisse d’usage lié à une dépendance ou d’usage récréatif, l’acte est non violent. Dans le premier cas de figure, la personne a besoin d’un accès aux services de réduction des risques et à une offre de traitements qui correspond à ses besoins et à sa situation particulière, afin de se donner les moyens de se protéger de manière responsable. Dans le second cas, le droit de consommation relève d’un choix de vie et de la liberté de la sphère privée, au même titre que l’alcool ou le tabac.
Il est temps pour les autorités publiques d’arrêter de pénaliser un acte qui n’est pas criminel en soi
Plusieurs corps intermédiaires, dont la Commission nationale des droits de l’homme et le Syndicat de la magistrature, prônent la dépénalisation de l’usage du cannabis précisément pour ces raisons, invoquant la liberté individuelle et le fait qu’elle implique la capacité de faire des choix sur un mode de vie, le droit à un procès équitable et la protection de la santé.
Les substances illicites sont des produits potentiellement dangereux comme, par ailleurs, beaucoup de substances licites qui font, dans nos sociétés, l’objet d’une distribution régulée.
C’est bien pour cette raison qu’il est temps pour les autorités publiques de reconnaître l’impact négatif des politiques répressives, d’arrêter de pénaliser un acte qui n’est pas criminel en soi, d’envisager de fournir un cadre réglementaire à sa production et à sa consommation, et de proposer aux usagers de drogues toutes les mesures de soutien et de soins que requiert l’usage dit « problématique ».
Face au VIH, la France était un pays pionnier
La France a été l’un des pays pionniers dans la mise en place d’une politique de réduction des risques face à l’irruption du VIH chez les personnes qui s’injectaient des drogues dans les années 1980. Cette politique a largement contribué à réduire la transmission du virus liée au partage de matériel d’injection et à prévenir de nombreux problèmes sanitaires liés à la consommation.
Le premier centre de consommation supervisée n’a vu le jour, à Paris, que l’an passé, et sous la forme d’un projet pilote
Mais la France accuse aujourd’hui un retard notable, alors que les chiffres des Nations unies indiquaient une progression nouvelle de la consommation d’héroïne dès 2014 après des années de déclin. Le premier centre de consommation supervisée n’a vu le jour, à Paris, que l’an passé, et sous la forme d’un projet pilote ; d’autres pays européens ont franchi le pas il y a presque trente ans, avec la démonstration faite depuis longtemps qu’il s’agit d’une réponse efficace aux défis de santé et de sécurité publiques que peuvent poser les drogues dans notre société.
Cette avancée est toutefois obscurcie par la méconnaissance de la problématique par certains, qui continuent de voir dans la réduction des risques le danger, infondé, d’une incitation à la consommation ; par d’autres, qui estiment que l’on renonce à vouloir aider les personnes dépendantes à ne plus consommer ; ou par d’autres encore qui voient dans ces interventions une « banalisation » des drogues, alors que ces mesures ont fait leurs preuves dans la réduction de la demande.
Prévention et aide à l’abstinence
Toutefois, les mesures de réduction des risques n’excluent en aucun cas des campagnes de prévention ou, pour les personnes qui le souhaiteraient, d’aide à l’abstinence. Et reconnaître que les drogues ne sont pas « maléfiques » ne revient pas à les banaliser. Au contraire, apprécier la diversité des raisons qui poussent les individus à consommer et accepter la réalité de la présence et de l’usage des drogues dans la société conduit à élaborer des politiques publiques axées sur l’individu, offrant les meilleures chances à un maximum de citoyens de mener une vie saine et équilibrée.
La réforme envisagée par le gouvernement poursuit une logique répressive
En ce sens, la réforme envisagée par le gouvernement – à savoir punir les usagers de stupéfiants d’une contravention sans impliquer le tribunal correctionnel mais une juridiction de proximité – poursuit une logique répressive où la consommation reste une infraction pénale. Par ailleurs, cela ne concerne que le cannabis.
Nous préconisons la mise en œuvre de politiques respectueuses de la sphère privée et du droit à la santé, dont la première étape serait la dépénalisation de la possession et de la consommation de drogues, des politiques qui seraient aussi plus efficaces et moins coûteuses que d’autres, répressives, fondées sur une perception et une idéologie plutôt que sur des données scientifiquement avérées.
Par Ruth Dreifuss (ancienne présidente de la Confédération suisse), Fernando Cardoso (ancien président du Brésil), Aleksander Kwasniewski (ancien président de la Pologne), Michel Kazatchkine (ancien directeur exécutif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme).
Les signataires sont membres de la Commission globale de politique en matière de drogues, qui vise à ouvrir, au niveau international, un débat éclairé et scientifique sur des moyens équitables et efficaces de réduire les préjudices causés par les drogues et les politiques publiques de leur contrôle aux individus et aux sociétés.
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