Neuf hommes sont assis autour de tables collées les unes aux autres, comme pour une réunion de travail. C’en est une, mais d’un genre particulier. Nous sommes à Meaux, dans l’une des antennes du service pénitentiaire d’insertion et de probation de Seine-et-Marne.
Ces hommes qui ne se connaissaient pas la veille s’apprêtent à passer leur deuxième journée ensemble. Ils sont la face cachée des violences conjugales, celle dont on ne parle jamais : les auteurs. Tous ont été condamnés pour avoir frappé leur conjointe. Participer à un stage de responsabilisation de trois jours fait partie de leur peine. Le Monde a été autorisé à y assister, à condition de protéger l’anonymat des personnes présentes.
Chacun est invité à raconter ce qui l’a amené entre les murs de cet immeuble administratif des bords de Marne. Kevin (tous les prénoms ont été modifiés), 26 ans, se lance. « Ça a toujours été conflictuel entre moi et ma conjointe, commence le jeune homme aux yeux clairs. J’ai reçu beaucoup d’insultes. J’ai dépassé les limites en étant violent avec elle. »
Il explique que, selon lui, c’est aux femmes de faire la cuisine. « Je comptais toujours sur elle, ça a dégénéré, je lui ai mis des baffes, des coups de pied. » Il se dit violent « de base ». « J’étais un petit merdeux, un délinquant. Dans les quartiers, faut faire ses preuves, je me suis toujours débrouillé par la violence. » Il ne connaît pas son père. « Il a voulu me noyer quand j’étais bébé. »
« J’ai fait des erreurs »
Les autres le coupent : « Mais ça, c’est la version de ta mère, comment tu sais qu’elle dit la vérité ? » Ils se méfient de ce que disent les femmes. Mais Kevin défend sa mère et reprend : « Avec ma conjointe, on attend la fin de la mesure d’éloignement et on va se remettre ensemble. J’ai fait des erreurs, je ne veux pas les reproduire. »
C’est exactement ce pourquoi il est là : ne pas recommencer. C’est à Meaux qu’a été mis au point en 2012 le premier stage destiné aux auteurs de violences conjugales, sous la forme d’une expérimentation destinée à l’origine à des volontaires. Il a depuis été introduit dans la loi et étendu à d’autres départements.
« Le but est de créer une réflexion entre pairs, complémentaire du suivi individuel, afin de changer les représentations qu’ils ont des rapports entre hommes et femmes et d’eux-mêmes, explique Mme Biet, conseillère pénitentiaire d’insertion à Meaux. Beaucoup ne se considèrent pas comme violents. Le groupe peut aider à dépasser des blocages. »
Le premier jour, le substitut du procureur de Meaux, Jean-Baptiste Bougerol, lunettes carrées, costume et cravate, avait inauguré l’exercice. Face à lui, des hommes âgés de 26 à 54 ans, de toutes les couleurs de peau, de tous les gabarits : des musclés et tatoués, des fluets à lunettes. L’un d’eux porte une cravate, les autres finiront par le surnommer en rigolant « le cadre ».
Une femme tuée tous les trois jours
Ils ont été condamnés à des peines de deux mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve, pour la plus légère, jusqu’à huit mois ferme aménageables, pour la plus lourde. Quatre sont récidivistes.
« Les violences conjugales font partie des grandes causes qui mobilisent les policiers, les magistrats, les médecins, les services sociaux, déclare M. Bougerol. Une femme décède tous les trois jours sous les coups de son conjoint. Les violences se déroulent souvent en présence d’enfants qui sont traumatisés. »
Les condamnés protestent. A entendre nombre d’entre eux, ils n’ont rien fait, ou presque. Ils ont « poussé », « donné une tape », « collé au mur », « attrapé ». En outre, ils ont été « provoqués ». Ousmane, 34 ans, défend sa cause : au milieu de la nuit, il a eu envie de faire l’amour et a réveillé sa femme d’un coup de coude. Elle ne voulait rien entendre et l’a giflé. « J’étais obligé de répondre ! s’exclame-t-il. Je n’ai pas réfléchi. »
C’est l’hôpital où elle s’est rendue qui a fait un signalement. « Les disputes conjugales, c’est normal, martèle le magistrat. La limite à ne pas franchir, c’est la violence. Ce qui vous paraît une réaction classique n’est pas celle de la majorité des gens. »
« Tout le monde peut faire ça »
Le docteur Bernard Marc, chef de l’unité médico-judiciaire (UMJ) de Chessy-Marne-la-Vallée, prend la relève l’après-midi. Le médecin légiste est venu avec des photos de cadavres : deux corps baignant dans une mare de sang, une femme carbonisée. Sur les 3 000 victimes examinées à l’UMJ chaque année, 1 000 sont victimes de violences conjugales. « Chaque année, dans le département, on a deux scènes de crime avec parfois l’auteur qui s’est tué ensuite, lance-t-il. Ce ne sont pas des malades psychiatriques, tout le monde peut faire ça. »
Protestations dans l’assistance. « Quand ça va mal, on a recours à l’alcool, au cannabis, reprend le docteur. Ça favorise le passage à l’acte. » Yann, 30 ans, qui a frappé deux fois sa copine actuelle, le reconnaît. « J’avais l’alcool méchant, dit-il. Dans l’état où j’étais, j’aurais pu la passer par la fenêtre. » Il a désormais arrêté de boire. « J’ai honte de ce que j’ai fait », ajoute-t-il.
Deuxième jour. En attendant l’arrivée de l’intervenante, des « stagiaires » devisent sur les qualités comparées des chariots élévateurs qu’ils pilotent au travail. Ils sont cariste, chauffeur, plombier, agent de sécurité, magasinier… « Les violences conjugales ont lieu dans tous les milieux, leur expliquera un peu plus tard la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz. Mais le contrôle social et judiciaire est plus fort sur les classes populaires. »
A tour de rôle, chacun livre son récit. « Ma compagne était enceinte de sept mois, relate Stéphane, 31 ans. Elle a pété les plombs parce que ça sentait la cigarette chez nous. Elle supportait pas l’ami que j’avais ramené. Elle voulait que je dégage. Je l’ai attrapée par les bras, j’étais alcoolisé. Les voisins ont appelé la police, je suis parti en garde à vue. »« Aujourd’hui, le vent souffle du côté des femmes », commente d’un ton fataliste Sékou, 39 ans.
« Choc carcéral »
« Ma couleur de peau était trop foncée pour ma belle-famille, explique à son tour Lionel. J’ai beaucoup pris sur moi. » Une infidélité a provoqué la crise qui a conduit aux coups. Pierre, 52 ans, relate ses deux licenciements, son angoisse devant les factures à payer, sa chute dans l’alcool, la drogue et les cachets.
Et le « choc carcéral » en garde à vue. « Quand ma femme a porté plainte, je lui en ai voulu, mais ça m’a ouvert les yeux, poursuit-il. Si la police n’était pas venue j’aurais continué. » Les hommes s’interpellent, se comparent, commentent.
Beaucoup s’assimilent à une « cocotte-minute », à une « marmite » : « J’encaisse, j’encaisse, et puis j’explose. » « C’est quoi être un homme ?, interroge Mme Chetcuti-Osorovitz. Est-ce que c’est vivre avec l’autre en encaissant le désaccord, ou chercher un consensus ? Dans vos récits, la violence est une norme par laquelle on se fait respecter. L’utiliser, c’est instaurer un rapport de domination avec l’autre, imposer sa loi. La question n’est pas “à qui la faute”, mais qu’est-ce que je fais de mon propre rapport à la violence, d’éviter de la justifier, de prendre conscience de sa source. »
Petit à petit, les discours au sein du groupe s’infléchissent. « Quand je suis venu, je ne voyais pas la gravité de la chose, dit Daniel, 32 ans. Je me remets en question. S’il y a une histoire, je préfère partir. » Mme Chetcuti trouve que c’est un bon groupe : « Certains ont déjà bien commencé à réfléchir. »
« Mesure de protection des victimes »
Dernier jour, changement de décor. Les neuf se retrouvent au Musée de la Grande Guerre de Meaux. A priori, le conflit de 14-18 paraît hors sujet. Mais ce n’est pas le cas. La visite a un fil conducteur : le rôle des femmes, appelées à remplacer au travail les hommes et les chevaux partis au front. « Tout d’un coup, elles gèrent tout et démontrent qu’elles sont capables de faire la même chose que les hommes », explique au groupe le médiateur culturel Stéphane Jonard.
A la sortie, Kevin est énervé, il aurait préféré qu’on lui parle des canons. D’autres cogitent. « Quand tu es petit, si tu pleures on te dit que tu es faible comme une fille, relève Sekou. Ce qui est guerrier est associé à l’homme. Tout cela est construit de toutes pièces, elles ont les mêmes capacités. » « Les femmes n’avaient rien, commente Lionel. Elles ont dû se battre pour obtenir des choses qu’on considère comme normales. »
Pour la dernière après-midi, le psychologue Alain Legrand en remet une couche : « Qu’est-ce que l’égalité ? Avoir les mêmes droits. » M. Legrand œuvre comme un bénédictin depuis trente ans à la prise en charge des auteurs de violences conjugales. Il intervient dans plusieurs stages comme celui-ci, anime des groupes de parole, reçoit en consultation à l’association de lutte contre les violences, à Paris, et préside la Fédération nationale de lutte contre les violences conjugales et familiales (Fnacav).
« Je travaille à perte, dit-il. Je n’ai pas de moyens. Il y a encore une réticence à prendre en charge ces hommes, comme s’il ne fallait rien faire pour eux. C’est pourtant une mesure de protection des victimes d’éviter la récidive et la transmission de la violence entre les générations. »
Retours « très positifs »
Le psychologue laisse libre cours à la conversation et, d’une phrase, aborde les points sensibles. « En tant qu’adulte, on peut exister sans l’autre », glisse-t-il. Pour nombre de ces hommes, rompre avec leur conjointe n’est pas une option.
« Je ne veux pas faire la même erreur que mon père, ne pas être présent pour mon enfant », affirme ainsi Kevin. « C’était la femme de ma vie, la mère de ma fille, je ne voulais pas d’une famille recomposée », renchérit Daniel, qui a fini par se résoudre à la séparation. La solitude n’est pas plus désirée. « Je n’ai jamais envisagé de vivre seul, reconnaît Marc, 54 ans. Je n’arrive pas à m’autogérer. » « Se placer au boulot, trouver la femme de sa vie, l’enfant, la maison, c’est ça la réussite », résume Yann.
A la fin du stage, ils se dispersent rapidement, repris par leurs vies. Les trois jours ont-ils pu ébranler leurs certitudes ? « La violence n’a pas sa place dans le couple », acquiesce Ousmane. « Je tourne la page, dit Daniel à Mme Biet, qui est venue saluer le groupe. Vous ne me reverrez pas. » Kevin, lui, file sans un mot, le visage fermé.
« Il est très difficile d’évaluer l’impact isolé de ce genre de formule, reconnaît Mme Biet. Mais les retours sont très positifs, lorsqu’on en reparle en entretien individuel. On leur donne des éléments de réflexion, et on leur prouve qu’ils ont la capacité de réfléchir. »
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