LE MONDE IDEES | | Par Marie-Hélène Brousse (Psychanalyste)
TRIBUNE. Depuis cinquante ans, le père, puis la fille, puis la petite fille, puis leurs cohortes, et maintenant la masse innombrable de leurs électeurs, déploient sans relâche une argumentation fondée sur la spoliation éhontée des signifiants nationaux.
Ils s’emparent, pour s’en parer, des richesses du patrimoine emblématique commun au peuple français. Dans le bleu-blanc-rouge, les filles Le Pen se taillent une garde-robe de discours pour parader à la télévision et dans les meetings. Le drapeau, elles en drapent pour les masquer leurs appels fiévreux à la guerre civile. La nation, elles la kidnappent et l’enferment à double tour dans leur cambuse, et promènent à sa place un sosie monstrueux.
Les héros de l’Histoire, de Jeanne d’Arc au Général de Gaulle, elles les raflent pour les enrôler dans leurs troupes d’assaut idéologique. La langue, les mots, jusqu’au nom même de Français, elles se les accaparent. « Le long manteau d’églises et de cathédrales qui recouvre notre pays » (Henri Guaino lu par Nicolas Sarkozy) devient entre leurs mains une guenille, le cache-misère d’une pensée indigente, le cache-haine d’un discours fielleux de « révolution conservatrice ».
Le tweet de Florian Philippot
Prenons notre exemple dans une forme brève, le tweet de Florian Philippot, bras droit de Marine Le Pen [vice-président du FN], émis le 16 mars : « Amis patriotes, dans quelques semaines nous ferons tomber les bastilles du Système, celui qui jette ses dernières forces contre la France ! ».
« Amis patriotes » : confiscation du mot « patriote » au profit d’une supposée « amicale » excluant ses ennemis ; connotation révolutionnaire, qui va se déployer dans la suite par l’utilisation métaphorique du nom « Bastille » réduit au nom commun.
« Faire tomber les bastilles du Système » : l’amicale patriote, héritière de 1789, va prendre les bastilles. De quel « Système » s’agit-il ? De celui dans lequel nous vivons. Le système capitaliste ? Nullement, car ce « Système » majuscule, la victoire électorale du Front national est supposée l’annihiler du jour au lendemain. Quel « Système » alors ? Il ne peut s’agir en fait que du système politique, la forme démocratique républicaine du régime actuel.
« Qui jette ses dernières forces contre la France » : premièrement, la démocratie est mourante deuxièmement, elle s’oppose à la France ; troisièmement, comprendre : l’amicale patriote s’identifie à la France et nous allons en finir avec la République telle qu’on la connaît.
En suivant « Google » et ses algorithmes
La formule qui sous-tend le tweet sans y être énoncée, à savoir « La France, c’est nous », en évoque une autre qui date d’avant la Révolution : « L’Etat, c’est moi ». La tradition l’attribue (faussement) à Louis XIV, fameux pour avoir obligé les Français huguenots à s’exiler. « Ces exilés issus de la bourgeoisie laborieuse vont faire la fortune de leur pays d’accueil, et leur départ va appauvrir la France en la privant de nombreux talents », écrit le site Internet herodote.net
En suivant Google et ses algorithmes, on glisse comme dans un texte de Georges Perec à d’autres formules ayant la même structure. Il y a par exemple : « La France, c’est moi et moi seul », imputé avec approbation à de Gaulle, le « général rebelle » de 1940, par le journal L’Humanité. La différence entre la tyrannie et la démocratie est mince parfois. Dans ce cas, elle tient à ce terme, « seul ». Pas d’institution ou de pouvoir existant, pas de nous, pas de parti.
DANS LE BLEU-BLANC-ROUGE, LES FILLES LE PEN SE TAILLENT UNE GARDE-ROBE DE DISCOURS POUR PARADER À LA TÉLÉVISION ET DANS LES MEETINGS
Il est tout seul à Londres pour lutter contre Vichy, pendant que la France défaite s’en remet à l’extrême droite, et entre à Montoire dans la « collaboration » avec Hitler. De cette France de la collaboration, Jacques Lacan a pu écrire en 1947 qu’elle se caractérisait non seulement par ses « idéologies foraines qui nous avaient balancés de fantasmagories sur notre grandeur, parentes des radotages de la sénilité… à des fabulations compensatoires propres à l’enfance », mais, plus grave, par « une méconnaissance systématique du monde ».
Dans la même veine rhétorique on trouve aussi : « C’est moi ou le chaos », récente formule imputée à M. Fillon, menaçant son propre parti. Quand il dit que « c’est oublier le rôle et la responsabilité du Front populaire dans l’effondrement de la nation française elle-même », il n’est pas loin de la rhétorique catastrophiste et eschatologique du FN.
Dernière occurrence, le titre d’une émission culinaire de France 2 : « Chérie, c’est moi le chef ». L’expression fait passer le mot « chef » du sens qu’il a en gastronomie au leader/Führer, s’infiltrant jusque dans la cuisine, longtemps assignée aux seules femmes. Même plus de refuge dans la cuisine !
Lapsus qui valide
Il y a donc trois ressorts à tout discours d’extrême droite.
1) La peur. Elle motive le rejet de toute occurrence du réel en tant qu’il se manifeste comme changement, nouveauté, imprévisibilité, discontinuité dans les affaires humaines. Elle conduit à un irréalisme insensé.
2) La haine. En effet, les paires « les amis/les ennemis », « nous/eux », etc., s’inscrivent dans une logique d’accaparement et de négation identitaire de l’autre dans le discours et dans le lien social.
3) La peur et la haine sont ainsi les racines du négationnisme généralisé qui caractérise l’extrême droite. Ce sont ces passions qui conduisent au choix de la tyrannie contre la démocratie.
Il en découle une impuissance à faire face à toute épreuve du réel, autrement que par les paires susdites. En ce sens, il existe une profonde affinité entre l’extrême droite et le djihadisme. Les deux s’offrent d’ailleurs actuellement comme solutions à une jeunesse désorientée. Conversion à l’Islam et addiction aux drogues dans les banlieues ; adhésion au FN dans les calmes campagnes françaises. La fin du système hitlérien dans une apocalypse où le peuple à abattre après le peuple juif était devenu le peuple allemand lui-même montre assez que la haine de l’autre couvre la haine de soi.
Le 13 mars 2017 à Hénin-Beaumont, Marine Le Pen, après avoir affirmé détenir les 500 parrainages nécessaires pour se présenter, a annoncé sa candidature : « Ma présence à cette élection présidentielle résulte d’un dur combat (…) contre tous les sectarismes, contre toutes les démocraties… pardon, toutes les pressions ». Elle a ainsi validé notre interprétation du tweet de M. Philippot.
Oui, le Front dit national veut dans un premier temps gagner les élections pour, dans un deuxième, confisquer à la France ses institutions républicaines afin de les remplacer par « l’Etat français » de sinistre mémoire ou un autre signifiant antirépublicain.
La psychanalyse permet qu’apparaisse l’inconscient du « discours du Maître » (Lacan). Pas étonnant que les tyrannies n’en soient pas fan.
Marie-Hélène Brousse enseigne au département de psychanalyse de l’université Paris-VIII.
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