Philosophe, psychanalyste, membre du comité d’éthique,
enseignante à l’X et à Sciences Po, Cynthia Fleury accorde à l’individu une
place centrale dans sa réflexion, fil rouge de son dernier ouvrage, « Les
Irremplaçables ». Un concept qui se décline si bien au colloque singulier. Dans
l’entretien qu’elle nous a accordé, elle évoque les rapports entre la technique
et la clinique, la relation médecin-patient. Elle revient aussi sur le débat
sur la fin de vie.
Le Généraliste. Vous êtes membre du CCNE. Avec
les progrès de ces 40 dernières années, la médecine est-elle davantage devenue
un champ de réflexion pour le philosophe ? Jusqu’à quel point le progrès
médical vous semble-t-il bénéfique pour le patient ?
Cynthia Fleury. La médecine a toujours été un champ
de réflexion pour la philosophie au sens où celle-ci s’intéresse au « souci de
soi », lui-même indissociable des justes rapports entre « l’âme » et le corps.
Chez les Stoïciens, l’idéal d’ataraxie, d’absence de troubles, est un idéal
très « sanitaire » du bonheur, comme si ce dernier était le résultat d’un
équilibre, d’une certaine forme d’ascèse du sujet. Ne pas désirer l’excessif,
ni agir de façon intempestive, pratiquer l’éducation physique, toute cette
exigence de cohérence entre la santé de l’esprit et celle du corps a défini
l’approche grecque de la santé.
Cette vision était déjà très
holistique au sens où le bien-être de la personne correspondait à un ensemble
de facteurs, physiques, psychiques et sociaux, qui n’est pas sans faire écho à
la définition de l’OMS. Quant à la médecine, elle a souvent été utilisée par
Platon pour métaphoriser la « juste autorité », autrement dit le savoir que je
dois écouter en tant que patient dans la mesure où il témoigne de ce dont j’ai
besoin pour guérir. Même si, d’emblée, Platon rappelle que le pouvoir
sophistique peut être plus efficace encore que celui des médecins car les
individus se laissent séduire par l’art rhétorique qui peut agir comme un
placebo plus influent encore que le traitement médical.
Au XXe siècle, Canguilhem a
été également déterminant pour expliquer en quoi si la maladie est
objectivable, elle ne dit pas l’intégrale du sujet malade. Pour comprendre le
sentiment d’être malade, il faut se rappeler que la maladie est un « fait total
», autrement dit, à appréhender au niveau de l’individu entier. Dans la
maladie, ce qui est bouleversé, ce n’est pas tel ou tel organe, mais le sujet
dans ses entité et identité globales : ce qui advient, c’est une qualité de vie
moindre, un sentiment de « vie contrariée ». Le progrès médical oublie parfois
cette évidence première de la nécessité d’humanisation de la relation dans la
mesure où le médecin soigne un « sujet malade » avant même d’objectiver la
maladie pour la guérir. Aucune technicité de la médecine ne peut ni ne doit se
substituer à la clinique et à la qualité relationnelle, intersubjective, entre
le patient et son médecin.
La rationalisation qui
s’abat sur l’univers de la santé, notamment à cause des contraintes économiques
actuelles, ne facilite pas le maintien d’un temps qualitatif pour la clinique,
comme de sa valorisation.
Ne risque t-on pas un dérapage vers une
obligation de santé ? Devrait-on viser une santé « suffisante » ?
› C. F. Personne ne peut nier que la
normalisation sociale nous invite à définir un modèle parfait du corps, svelte,
en très bonne santé, sportif, indéfiniment jeune, modèle dont la perfection
peut virer à un sentiment chez l’individu de contrainte forte, voire de
discrimination si cet idéal n’est pas atteint. Sans doute, le médecin, doit
être le premier à dédramatiser ce souci de la norme chez son patient afin de
protéger sa santé physique et psychique. Doit-on parler alors de « santé
suffisante » ? La formule n’est pas très heureuse même si elle témoigne d’une
idée de tempérance qui n’est pas inutile. Une santé suffisante, ce n’est pas
une santé « maximale ». Bien sûr, l’idéal progressiste de la médecine nous
oblige plutôt à réfléchir à une santé « optimale », plutôt que suffisante ou
maximale.
Il est classique d’entendre les patients se plaindre
de la mauvaise qualité de la relation avec « les médecins ». Doit-on attribuer
ce phénomène à l’hypertechnicité du soin ? D’autres facteurs sont-ils en cause
?
› C. F. L’hypertechnicité n’est un bénéfice
qu’à la condition d’être au service de la singularité du patient et d’une
densification de la clinique. Si elle se substitue à l’une ou à l’autre, elle
manque son objectif d’optimisation de la santé du patient.
Chacun connaît ces histoires
où le médecin a démultiplié les examens techniques (scanners, radiographies,
IRM, etc.) et prescrit une intervention chirurgicale alors même que des
traitements beaucoup moins intrusifs auraient pu être prescrits et se révéler
tout aussi, voire plus efficaces. La technique, sans clinique appropriée, est
une illusion comme une autre. Sans parler du fait que l’évaluation qui organise
le monde de l’hôpital est problématique dans la mesure où la tarification à
l’acte pousse les médecins à démultiplier un certain type d’actes ou
d’interventions plutôt que ce qui serait strictement souhaitable pour le
patient.
Là encore, ce sont des
dérives mais il remonte souvent, de la part des médecins eux-mêmes et des
personnels soignants, le sentiment d’être pris dans une double contrainte,
celle de la tarification à l’acte ou celle de la restriction des dépenses
publiques sanitaires. Néanmoins, la relation patient-médecin est un
questionnement de plus en plus commun entre les patients et leurs médecins. La
création de la première chaire de philosophie à l’Hôtel-Dieu (janvier 2016), ouverte
à tous les citoyens, comme à la formation initiale et continue des médecins,
témoigne de ce souci très actuel d’améliorer notamment celle-ci, comme la
relation qu’ont les citoyens avec leur propre santé.
La e-santé – dont la télémédecine, les projets
santé de Google ou d’Amazon, etc. – se développe rapidement. Quels sont les
risques pour le patient ? Le médecin ? On a tendance à déplorer cette tendance.
Est-elle forcément mauvaise ?
› C. F. Ce sont des nouveaux acteurs de la
santé qui n’ont pas la même déontologie que les médecins et dont les pratiques
sont moins bien encadrées et régulées que celles, plus généralement, des
acteurs de la santé. Donc, oui, il y a des risques de marchandisation et
d’instrumentation plus élevée des données personnelles liées à la santé. En
revanche, croire que l’on pourra faire sans eux paraît assez illusoire. Le big
data touche tous les champs sociétaux et nous oblige à inventer une régulation
ad hoc.
La revendication de pouvoir choisir sa mort est
de plus en plus affirmée dans nos sociétés occidentales. Est-elle selon vous
une façon d’apprivoiser la mort ou au contraire de la nier ?
› C. F. Il existe un mouvement transhumaniste qui
revendique la quête d’immortalité et de l’homme augmenté. Mais il est
minoritaire, même si des budgets liés à la science influent dans l’allocation.
Il n’empêche, la plupart des
individus ne nient pas la mort mais cherchent simplement à mieux faire face à
la détérioration des conditions dans lesquelles ils se trouveront au moment de
leur mort ; en d’autres termes, s’ils devaient être dans une situation
d’obstination déraisonnable, beaucoup souhaitent pouvoir faire pratiquer une
sédation profonde, voire une euthanasie plus active. Il ne s’agit pas de nier
la finitude, mais de ne pas se sentir piégé par la souffrance ou l’apparent
manque de sens d’une vie. Nos représentations sur la mort, et d’autant plus sur
notre propre mort, varient tout au long de notre vie. Et là encore, la majorité
des individus considèrent qu’il y a un manque d’égalité patent dans l’accès aux
soins palliatifs, autrement dit dans le choix d’un accompagnement serein vers
la mort.
Beaucoup rappellent la
nécessité, avant même de réformer telle ou telle loi, ou de lui en adjoindre
une nouvelle, d’améliorer déjà l’existant concernant les soins palliatifs et
l’application de la loi Leonetti elle-même. Ce qui me paraît important dans
l’évolution du débat public concernant la question de la fin de vie, c’est de
rappeler que la mort n’est pas une affaire individuelle comme on pourrait le
supposer. La mort ne concerne pas exclusivement la personne en tant que telle.
C’est une affaire familiale, de liens qu’il va falloir rompre et sublimer,
c’est l’amont du deuil qui se construit là. Beaucoup de patients, sur le divan,
m’expliquent encore, des années et des années après, comment ils ont eu le
sentiment « qu’on leur volait la mort » de tel ou tel parent. Ensuite, le deuil
est plus difficile encore.
En France, « on meurt mal »
et ce n’est pas seulement un désastre pour les personnes en fin de vie, c’est
aussi une désolation pour leur famille. Pourtant, l’on sait la nécessité pour
le psychisme des individus qui demeurent d’avoir préparé, pensé, construit ce
moment de la mort de l’être aimé.
Le patient est devenu un acteur de sa santé à
part entière. On le dit désormais « sachant ». Ne court-il pas le risque qu’on
lui oppose un jour la responsabilité de sa maladie ?
› C. F. Qu’on lui oppose une part de
responsabilité dans sa maladie, en effet, n’est pas impossible dans la mesure
où l’individualisation de la responsabilité est un mouvement plus général de
l’État libéral. En revanche, si l’on revient à cette problématique du « sujet
malade », le fait que le patient soit « acteur » et non pas uniquement «
patient » est un facteur clé de la juste observance de son traitement, voire de
sa guérison. Si la relation entre patient et médecin est asymétrique, elle ne
peut être inégalitaire car elle sera alors profondément contre-productive.
Alors que la médecine empirique, celle des
écoles de pensée, cède clairement sa place à celle de la médecine technique et
objective, la parole du médecin est de plus en plus remise en cause. Comment
expliquer ce paradoxe ?
› C. F. La parole de la science, en règle
générale, est remise en cause. Le modèle médiatique de transmission du savoir a
quelque peu changé : il est devenu plus controversé. La science a toujours
progressé grâce à la controverse mais sans doute celle-ci n’était pas si
accessible à tous. Or l’alphabétisation scientifique des citoyens a ses
limites.
Autrement dit, nous désirons
avoir accès à la controverse mais nous n’avons pas encore réellement les moyens
de la penser. On oublie trop souvent que l’incertitude, la faillibilité sont
les premiers partenaires de la science.
Justement, à l’aune des transformations
technologiques qui ont bouleversé la médecine de ces dernières années, que
deviennent les notions d’incertitude et de temps qui sont inhérents à la
pratique de la médecine générale (où les diagnostics sont toujours dans un
premier temps probabilistes) ?
› C. F. Weil-Dubuc a bien différencié deux types
d’incertitude, la première qu’il qualifie d’épistémique et qui correspond à une
incertitude (provisoire) due à l’incompétence (provisoire), autrement dit celle
qui renvoie à un stade provisoire de connaissance. La seconde, plus
ontologique, qui explique l’incertitude (définitive) par l’imprévisibilité
irréductible de la réalité.
Aujourd’hui, l’accélération
technologique fait que les deux types d’incertitudes sont sans cesse
reconfigurés. Sans parler du fait que pour les médecins, interpréter le plus
éthiquement et scientifiquement possible les données technologiques obtenues
est de plus en plus difficile et sans parler de l’interprétation des données
incidentes auxquelles les patients n’ont pas expressément consenti.
L’Assurance Maladie vient de fêter ses
soixante-dix ans. Si l’accès aux soins pour tous permet à la France d’être dans
le peloton de tête des pays ayant le système de santé le plus performant, au
niveau individuel la « gratuité » du soin n’a-t-elle pas contribué à
dévaloriser l’acte médical ?
› C. F. La gratuité n’a pas dévalorisé
l’acte médical, bien au contraire, elle en a fait un bien commun. Par ailleurs,
cette gratuité est une vue de l’esprit. C’est la solidarité nationale, le
consentement à l’impôt, donc, qui prend sur lui une telle charge. C’est ce qui
nous permet de lutter contre une dérive, bien plus dangereuse, à savoir celle
de transformer la santé publique à but non lucratif en système purement
marchand. En revanche, il est certain que nous pouvons améliorer l’usage que
font les individus et les praticiens de leur système de santé.
Reconnaissons
néanmoins qu’un grand nombre d’individus sait encore mal identifier comment
effectuer de façon efficace un « parcours de soins » adapté à ses besoins.
Aujourd’hui, tout médecin décide d’abord dans
l’intérêt du patient, serment d’Hippocrate oblige. On lui demande aussi de
décider dans l’intérêt général. Et on l’exhorte à soigner au moindre coût. Au
final, la santé appartient-elle à l’individu ou à la collectivité ?
› C. F. C’est tout le défi, complexe et
ambivalent, de la santé, à savoir qu’elle renvoie à la santé publique,
nécessairement statisticienne et non personnelle, perçue à juste titre comme
contraignante, et à la santé individuelle, personnelle, privée, qui cherche à
être la plus singulière possible. L’enjeu, dans un État de droit, est que ces
deux visions de la santé soient les moins antinomiques possibles, qu’elles
puissent se combiner sans encombre, qu’elles soient susceptibles toutes deux
d’être réellement « capacitaires » pour les individus et notamment les plus
vulnérables d’entre nous.
Entretien réalisé par le Dr Linda Sitruk
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