GRAND ANGLE
Intégré à une équipe de la sociologue Florence Weber, le photographe Jean-Robert Dantou a cherché à capter dans l’univers psychiatrique les lisières de la folie. Son regard s’est arrêté sur des objets, témoins de vies qu’il raconte.
Il est peu ordinaire d’entendre un photographe dire de son travail : «C’est très pauvre comme performance photographique.» Mais Jean Robert Dantou qui, à 34 ans, vient d’intégrer l’agence VU est un photographe peu ordinaire, tout comme le monde dans lequel il a installé durant deux ans son studio, à savoir celui des institutions psychiatriques ; tout comme l’enquête - scientifique et intime - qu’il y a menée et la série d’images qu’il en a ramenée : fond grisé, couleurs franches et, au centre de chaque cadre, une chose. Une pipe. Un piège à cafards. Une bague. Un sac poubelle. Deux billets de banque. Une mèche de cheveux. Au total, quelques dizaines de clichés aussi chaleureux que des fichiers de police.
Zéro affect, et c’est bien vu. La commotion n’en est que plus forte à la lecture des textes que le photographe a liés à ses images (lire ci-contre). On comprend alors que ces écrits, rédigés à la première personne à la façon du journal de bord d’un explorateur, sont bien plus que l’accompagnement des visuels : ils sont leur prolongement (1). «Ces objets sont des portes d’entrée sur la vie des sujets,explique Jean-Robert Dantou. Des seuils.» Ils ouvrent des lucarnes sur l’histoire de ces gens longuement rencontrés, tous confrontés à divers titres au vertige de la folie : les malades - schizophrènes, paranoïaques, bipolaires, dépressifs, obsessionnels ; leurs parents ou amis ; les professionnels qui les soignent. Ils pointent, aussi, vers l’instant passé de la bascule entre les deux états, normal, pathologique, ou vers le désir de normalité, ou vers la preuve de l’anormalité, ou encore vers l’erreur de diagnostic - telle cette fourchette à la dent tordue interprétée par les soignants comme le signe d’une démence, quand elle était l’instrument rationnellement bricolé pour tasser du tabac dans une pipe. Toutes ses images d’une précision clinique évoquent, sous leur lumière crue, la frontière floutée où se discerne, ou non, la folie.
Ainsi, cette pipe, la seule chose qu’ait désiré acquérir Antoine, schizophrène, après s’être défait de toutes ses possessions pendant ses années d’hospitalisation, et achetée en économisant semaine après semaine, euro après euro. «Ma pipe, c’est ma liberté», dira-t-il. Ou alors cette brosse à dents bleu pâle au manche très légèrement plié dont parle Agathe, épouse d’un homme «diagnostiqué bipolaire». Dix ans de vie commune, des situations qu’elle «ne comprend pas» : un soir, son mari rentre avec des caisses entières de vinyles ; un autre, il change tout le mobilier du salon ; un jour, «il défonce les portes de l’armoire du salon, toutes les lampes sont à l’envers, et il tord sa brosse à dents». «C’est en la voyant qu’Agathe décide de convaincre son mari d’aller avec elle aux urgences psychiatriques, lit-on. Cette brosse à dents tordue, objet d’un quotidien qui se fissure, est un déclencheur.» Pour Agathe. Et aussi pour l’artiste, qui est alors engagé dans une étrange aventure.
Formé à la sociologie avant d’être photographe, Jean-Robert Dantou s’est joint à une équipe de recherche en sciences sociales dirigée par Florence Weber, professeur à l’Ecole normale supérieure (ENS). Le groupe s’interroge sur les modalités de «la prise de décision pour autrui» lorsque cet autre est un sujet atteint de troubles psychiques. Son questionnement suppose de saisir, par tous les moyens des sciences humaines, les regards sur la folie, état où la capacité à décider pour soi est en jeu. Jean-Robert Dantou, qui a déjà travaillé sur la dépendance des personnes âgées, est invité à apporter le sien. «Il y a une longue tradition de la photographie dans l’univers psychiatrique, rappelle-t-il. Mais elle s’est toujours intéressée aux moments de crise, produisant des clichés qui déshumanisent le sujet, occultant les longues périodes sans manifestations spectaculaires, et qui font aussi partie de la vie de ces personnes.» Que montrer, alors, de la folie ?
Voir hors les crises
Jean-Robert Dantou a passé de nombreux mois dans des institutions, accumulant patiemment les entretiens. Il a d’abord tenté de faire des portraits de malades hors crise, jusqu’au jour où il a découvert l’histoire d’Agathe et de la brosse à dents. C’est alors, écrit-il, qu’il «décide de suivre cette piste d’objets [qu’il] appeller[a] plus tard des "objets seuils", objets de frottement, qui grincent et parlent de basculement, de prises de conscience et de décisions à prendre». Au fil de ses rencontres, il en identifiera trente-six. Mieux que les clichés de visages grimaçants et hurlants des psychotiques étudiés par Charcot à la Salpêtrière, les «pauvres performances photographiques» de Jean-Robert Dantou nous fraient un passage secret vers trente-six histoires médusantes où des malades, des familles, des soignants et un photographe palpent les lisières de la folie.
(1) Dans ces textes établis par Jean-Robert Dantou, avec l’équipe dirigée par Florence Weber, tous les noms ont été modifiés.
Objets sous contrainte Exposition jusqu’au 13 décembre à l’ENS, 45 rue d’Ulm, 75005, Paris. Ce jeudi, à 18 heures, visite guidée avec Florence Weber et Jean-Robert Dantou.
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