Cela s'appelle « la catastrophe précoce » (The Early Catastrophe). Il y a dix ans, Betty Hart et Todd Risley, deux psychologues, ont mis en évidence qu'à 4 ans un enfant issu d'une famille riche et cultivée a entendu trente millions de mots de plus que s'il était né dans un milieu pauvre où l'urgence n'est ni de raconter des histoires, ni de lire, ni de faire la causette avec les tout-petits. Déjà à l'entrée en maternelle, un an avant, le premier maniait mille mots, le second 500…
Le think tank socialiste Terra Nova rappelle ces données dans son rapport intitulé « La Lutte contre les inégalités commence dans les crèches », publié le 14 janvier. Difficile de ne pas les mettre en relation avec les 300 millions d'euros que Vincent Peillon, le ministre de l'éducation nationale, vient de consacrer aux zones d'éducation prioritaires (ZEP) pour mieux lutter contre les inégalités.
Tant que les enfants arriveront à l'école avec de tels écarts en maniement de la langue, la mission des enseignants sera impossible. Car le fossé initial entre les élèves évolue vite en gouffre. « Manque de vocabulaire », « difficulté à comprendre une phrase simple » : deux jours passés au collège Pierre-Mendès-France à Tourcoing (Nord) – l'établissement scolarise 85 % d'enfant défavorisés – montrent que ces constats reviennent comme un leitmotiv.
Même champion en dynamisme et en inventivité, un collège ne peut corriger les injustices de la vie. A Tourcoing, une énergie folle se déploie dans chaque cours. Tout est mis en oeuvre : soutien, tutorat, rattrapage, aide au devoir… Mais au final, le passage en classe de 2de ne concerne qu'un tiers des élèves et le décrochage menace à chaque niveau, parce que certains n'ont tout simplement pas les mots pour apprendre et comprendre.
Le collège est classé « Eclair » (écoles, collèges et lycées pour l'ambition, l'innovation et la réussite). L'engagement de ses personnels est total. Et l'établissement a souhaité entreprendre un vrai travail, en amont, avec les écoles primaires. Preuve que si on veut réparer les injustices de la vie, il faut agir le plus tôt possible.
Qu'est-ce qu'un investissement éducatif efficace pour lutter contre les inégalités ? Les 300 millions d'euros qui seront consacrés, d'ici à la fin du quinquennat, aux écoles et aux collèges les plus difficiles de l'enseignement prioritaire changeront-ils la donne ou ne feront-ils qu'offrir une reconnaissance aux enseignants qui s'y battent chaque jour ? N'est-ce pas l'aveu tacite que la mission des professeurs des zones les plus difficiles est impossible ?
Un bilan de l'éducation « prioritaire » montre que le pays consacre 13 % de plus à la scolarité primaire d'un enfant de ZEP qu'à celle d'un élève lambda, et 16 % de plus pour sa scolarité en collège. Sur un budget global de 65 milliards d'euros dévolus à la scolarité de tous les enfants de France, de la maternelle à la fin de lycée, l'attention accordée aux enfants de milieux défavorisés – entre leur arrivée en 6e et leur quinzième anniversaire – entraîne un surcoût de 940 millions d'euros.
ON AGIT TROP TARD
Cet effort, réparti sur 20 % des élèves, et sur dix ans de scolarité, ne permet pas de combler le fossé. Les statistiques nationales rappellent qu'à la fin de la classe de 3e, 46,6 % des enfants évoluant en ZEP auront des bases suffisantes en français pour poursuivre leurs études, contre 79 % de leurs camarades hors ZEP.
Et si ces 940 millions, ajoutés aux 300 millions dégagés par M. Peillon, allaient à la petite enfance ? L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) arrêterait-elle de considérer notre école comme une des plus inégalitaires du monde ?
La priorité à l'école primaire décrétée par M. Peillon est une vraie audace, mais il fallait aller plus loin et annoncer la priorité aux crèches. On agit trop tard en se focalisant sur la scolarité. Comme si on connaissait l'existence d'une tumeur maligne et qu'on n'agissait qu'une fois le cancer généralisé. Cela coûte pourtant moins cher d'enlever une tumeur que de soigner la maladie à un stade avancé.
Les effets d'une prévention précoce ont été mesurés par les Américains. Ces derniers sont en train de mettre un coup d'accélérateur sur leur politique de la petite enfance, avec l'aide du Prix Nobel d'économie 2010, James Heckman. C'est lui qui a, en partie, évalué une des expérimentations les plus connues au monde – qu'on fait semblant d'ignorer en France. En Caroline du Nord, en 1972, avait été lancé l'« Abecederian Project ». Des enfants noirs de mères célibataires et d'un milieu pauvre ont bénéficié d'un programme à haute valeur ajoutée éducative jusqu'à l'âge de 5 ans.
M. Heckman a montré que c'était un investissement coûteux mais rentable. Un quart des jeunes ainsi aidés a obtenu un bachelor (notre licence) contre 6 % pour les autres. Sans parler des frais de justice, de prison, des grossesses précoces et de tout ce qu'un surplus d'éducation évite en dépenses sociales. Dans cette expérience, un dollar investi sur un enfant défavorisé a évité d'en dépenser sept ensuite. Et plus cet argent est investi précocement, moins il en faut pour combler le fossé !
En France, seuls 15 000 bébés bénéficient d'un programme d'acquisition du langage baptisé « Parler bambin », développé par un médecin de santé publique et diffusé dans des crèches. Deux think tanks de gauche (Terra Nova et L'Avenir n'attend pas) ont rappelé qu'il est urgent d'agir. Jamais la phrase du président américain Abraham Lincoln (1809-1865) n'aura eu autant de sens : « l'éducation coûte cher ? Essayez donc l'ignorance. »
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