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lundi 27 janvier 2014

Connaître n’est pas mesurer

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Tout a peut-être commencé chez de très lointains ancêtres avec la récupération des « restes » des repas destinés à être consommés le lendemain, y compris sous la forme élaborée de soupes ou gratins. Eviter le gaspillage : qui ne souscrirait à un tel principe ? Puis on a affiné, innocemment, des outils mathématiques pour rechercher « l’efficacité » : recherche opérationnelle, optimisation discrète ou continue, etc.
Il devint alors nécessaire de quantifier : les ressources disponibles, leur utilisation, le comportement des utilisateurs. Peu à peu s’est répandue la croyance naïve que tout est mesurable et quantifiable, voire que c’est la seule manière d’appréhender le réel. Une manière de prendre au pied de la lettre l’expression attribuée au philosophe français Léon Brunschvicg (1869-1944) : « Connaître, c’est mesurer » qui a inspiré, à rebours, le titre de cet article (1).

C’EST AINSI QUE FURENT INVENTÉS LES INDICES...
Comme – heureusement – beaucoup de choses échappent à la mesure ou à la quantification, on décida d’inventer puis d’appliquer de force des critères paramétriques à des objets non clairement mesurables : de manière politique avec, par exemple, la notion de « pollueur payeur » ou de manière économique avec, imaginons, des objectifs ou injonctions de « rendement ». C’est ainsi que furent inventés les indices. Destinés au début à contourner l’oxymore de la « quantification de la qualité », ils devinrent progressivement sacro-saints. Personne ne remet en cause (ou si peu) la fabrication de ces indices, encore moins leur existence, ni même leur fondement épistémologique.
Interrogeons nos voisins d’autobus : savent-ils (savons-nous) comment sont calculés l’indice du coût de la vie, le salaire moyen des Français ou l’espérance de vie ? Et même si beaucoup sentent confusément les manipulations insensées des instruments de « mesure », personne ou presque ne remet en question l’idée même que l’on puisse vraiment mesurer tout et n’importe quoi. Pire, les idées véhiculées par l’exploitation de ces indices s’enracinent dans notre pensée : un seul exemple, il a tellement été martelé que le salaire moyen des fonctionnaires était supérieur au salaire moyen des autres salariés que ceci est communément admis comme un dogme, sans même qu’il soit possible de faire remarquer que le calcul n’est jamais fait « à diplôme égal »…
L’IDÉOLOGIE ILLUSOIRE DE L’ÉVALUATION QUANTITATIVE
Tant que ces questions restaient dans le domaine de l’industrie (comme optimiser la découpe de vêtements dans une pièce de tissu), elles n’affectaient qu’indirectement la vie de tous les jours, sauf peut-être hélas celle des travailleurs soumis à des objectifs de rendement dont nous nous souvenons bien (notamment le chronométrage du temps passé aux toilettes). Mais voilà que ces indicateurs débordent dans des domaines où leur utilisation est encore plus illégitime : classement de Shanghaï des universités, rentabilité des services publics, mesure du bonheur et autres fariboles, sornettes et billevesées.
Dans le domaine académique, l’idéologie illusoire de l’évaluation quantitative – et l’un de ses corollaires, l’utilisation aveugle de la bibliométrie – a été dénoncée à maintes reprises (voir par exemple le numéro 37 de la revue Citéswww.cairn.info/revue-cites-2009-1.htm), mais continue hélas à être prise au sérieux par ceux-là mêmes qui ont les outils intellectuels pour en montrer l’inanité.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas, comme essaient de le faire croire ceux qui veulent imposer ces indices, de prôner un laisser-faire ou laisser-aller général dans des domaines qui seraient ainsi privilégiés, mais de comprendre que non seulement ces « calculs » n’ont pas grand sens, mais encore qu’ils favorisent des comportements qui sont de fait nocifs pour la communauté tout entière et qui aboutissent à l’opposé du résultat recherché.
EFFETS PERVERS
Le délicieux livre de Maya Beauvallet Les Stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux (Seuil, 2009) donne plusieurs aperçus des effets pervers de l’utilisation d’indices et mesures : ainsi, pour tenter d’éviter que les parents ne viennent à la crèche trop tard pour chercher leurs enfants, le directeur décide que les retardataires paieront une amende proportionnelle à leur retard ; et aussitôt les retards explosent : les parents ont calculé que l’amende leur coûtait moins cher qu’une baby-sitter ! Ou bien, pour favoriser le don du sang dans un pays, on décide de rémunérer les volontaires ; et les dons s’effondrent : ceux qui donnaient leur sang sont choqués qu’on puisse rémunérer ce qui, pour eux, relève de la solidarité humaine et s’abstiennent désormais, tandis que les autres trouvent que la rémunération est largement insuffisante et ne modifient pas leur comportement.
Naturellement, la mise en place et la « sanctification » de ces indices ne sont possibles que grâce à la complicité, volontaire ou pas, des individus à qui on les applique. Même lorsque ces derniers pourraient avoir le choix de contester le bien-fondé ou l’utilisation de ces critères quantitatifs, ou même lorsqu’ils en comprennent parfaitement le fonctionnement pervers, ils les acceptent, par passivité, de peur de déplaire aux « décideurs » ou parce qu’ils comptent bien tirer leur épingle du jeu… au détriment de leurs pairs.
« EXPERTS » AUTO-DÉCLARÉS AUX CONTREMAÎTRES EMPRESSÉS
Plus grave, s’il est possible, est l’émergence de plusieurs catégories d’agents, tout aussi illégitimes que les calculs qu’ils prétendent imposer : des « experts » auto-déclarés aux contremaîtres empressés (pour utiliser un mot désuet, même si le concept de la contremaîtrise n’a jamais été aussi présent), des gouvernements utilisant des chiffres choisis uniquement pour confirmer leur prise de décision idéologique aux vérificateurs maniaques de bas étage.
Le choix de ce dernier vocable, volontairement péjoratif, a pour but de dénoncer la « caporalisation » de la société dont nous voyons les progrès chaque jour : une fois la mesure (ou l’indice) choisie et son infaillibilité posée en principe absolu et incontestable, se développe toute une confrérie d’adorateurs de l’indice qui, sous couvert de respecter les critères d’optimisation venus « d’en haut », donnent libre cours à leur autoritarisme haineux, faux prophètes d’une religion qu’ils cherchent à imposer comme une eschatologie ou un messianisme prétendument aussi souhaitables qu’inévitables.
Jean-Paul Allouche est mathématicien, directeur de recherche au CNRS.

(1) L’expression « Connaître, c’est mesurer » est attribuée à Léon Brunschvicg ; nous n’avons pas retrouvé la référence précise, mais, dans « La Philosophie de l’esprit » (PUF, 1950), Brunschvicg écrit : « Cette condition de mesure est préalable à toute conception, à tout langage, même d’ordre scientifique : “Je dis souvent, écrit Lord Kelvin, que si vous pouvez mesurer ce dont vous parlez et l’exprimer par un nombre, vous savez quelque chose de votre sujet, mais si vous ne pouvez pas le mesurer, si vous ne pouvez pas l’exprimer en nombre, vos connaissances sont d’une pauvre espèce et bien peu satisfaisantes.” »


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