Commençons par un rappel : ce n’est pas la vie qui est sacrée, c’est la personne humaine. Celle-ci doit toujours être respectée même si ses jours devaient s’en trouver abrégés et c’est ce qui légitime la condamnation de l’obstination déraisonnable, l’impératif de soulager les souffrances d’un patient en phase terminale, l’obligation de recueillir son consentement pour tout traitement. La mort est le terme inéluctable de la vie, elle n’est pas le mal absolu qu’il faudrait combattre par n’importe quel moyen. Mais quelle attitude la société peut-elle adopter face à la demande de suicide ? L’État ne vient-il pas limiter la liberté, quand il refuse l’assistance encadrée au suicide ?
Le suicide est un fait que le droit n’approuve ni ne désapprouve. Pourrait-il être, en certaines circonstances, un acte libre, résultant d’un constat lucide ? Quand, par exemple, les infirmités s’accumulent ? La réponse ne peut pas s’appuyer sur l’invocation incantatoire de cas douloureux comme celui de Vincent Humbert ou de Chantal Sébire, dont on sait aujourd’hui que le récit médiatique fut particulièrement déformé, ou sur l’apparente évidence de l’exercice d’une liberté qui ne porterait pas atteinte à celle d’autrui.
Pour exprimer la décriminalisation du suicide, décidée pendant la Révolution française, les juristes parlent de liberté « civile » ou encore « personnelle ». Laissons de côté la question philosophique de la nature de la liberté de l’acte de se supprimer puisque que toutes les autres issues semblent bouchées, et observons seulement que la liberté dont parlent les juristes n’est, en aucune manière, assimilable à un droit ouvrant à une créance de l’État. Pour quelles raisons, cette liberté ne doit pas être convertie en droit, fût-ce en un droit encadré, recensant des exceptions à la règle générale qui demande à ce que l’on prête assistance à personne en péril ? À ce jour, les tribunaux, qui n’ont jamais condamné les complices d’un suicide, veillent surtout à ce qu’il n’y ait point de provocation au suicide. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas légaliser l’assistance au suicide comme quelques (rares) pays ont cru devoir le faire ?
Première réponse : quand l’exception s’inscrit dans la loi, elle perd son statut de transgression, ce dont Paul Ricœur s’était ému quand cette éventualité avait été envisagée en l’an 2000. Il avait alors vigoureusement récusé que le législateur pût donner sa caution à ce qui devait demeurer, selon lui, dans le champ d’une « éthique de la détresse ».
Deuxième réponse : le droit pénal n’a pas qu’une fonction répressive, il exerce aussi une fonction expressive traduisant les valeurs d’une société. Robert Badinter, pour cette raison, refusait que l’individu pût disposer d’une créance contre la collectivité et l’État, afin d’exercer un droit opposable au suicide.
Troisième réponse : pour individuel qu’il soit, l’acte de se suicider n’est pas sans répercussion sur l’entourage et, de proche en proche, sur le corps social tout entier. La collectivité, tout en se montrant compatissante, ne saurait, pour son propre équilibre, légitimer fût-ce en les encadrant, les pulsions mortifères de ses membres.
Certains ayant les moyens de se suicider en douceur et d’autres non, on exige parfois de rétablir l’égalité en récusant ce qui paraît être une discrimination. Mais c’est un raisonnement spécieux qui confond une possibilité de fait, que la société ne réprime ni n’encourage, et un droit.
La question soulevée n’est donc pas celle du désir de suicide exprimé par des individus, désir qui demeure de l’ordre de la décision intime et souvent énigmatique où il est bien délicat de tracer une ligne de partage entre la détresse existentielle, le désarroi psychique et la volonté de toute-puissance. Le problème posé est alors celui du sens de la réponse sociale à une telle demande.
Jacques Ricot est auteur de Éthique du soin ultime (Presses de l’EHESP, 2010),Dignité et euthanasie (2003), Philosophie et fin de vie (2003), Du bon usage de la compassion (PUF, 2013).
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