Il est des vies dévastées et fulgurantes, sublimées par une oeuvre d'exception. On songe naturellement à Mozart, Van Gogh, Anne Frank et tant d'autres. Rien de tel cependant avec Henrietta Lacks : cette Américaine d'origine africaine connut un dur destin de labeur et d'infortune, dans les Etats-Unis des années 1920-1950, marqués par la ségrégation ethnique. Pourtant cette éternelle jeune femme, morte à 31 ans, est connue des laboratoires du monde entier.
C'est qu'à son insu elle aura légué à la science un héritage impérissable : les toutes premières cellules humaines immortelles au monde. Ses propres cellules, prélevées sur son utérus quelques mois à peine avant qu'un cancer ne l'emporte, en 1951. Leur nom de code : HeLa. Un sigle familier à tous les chercheurs en biologie ou médecine - tiré des premières lettres de son prénom et de son nom. "C'est une des rares lignées à avoir acquis un statut de "gold standard" de la recherche ", note Hervé Chneiweiss, président du comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
"Alignées bout à bout, les cellules HeLa, produites depuis le début de leur mise en culture, feraient au moins trois fois le tour de la Terre, s'étirant sur plus de cent mille kilomètres. Impressionnant, pour ce petit bout de femme d'un mètre cinqu ante", écrivait la journaliste Rebecca Skloot dansLa Vie immortelle d'Henrietta Lacks (Calmann-Lévy, 2011). Un film sera bientôt tiré de cette biographie.
FRAGMENT D'UNE TUMEUR
Le 8 août, cette stupéfiante saga a connu un nouveau rebondissement. Dans un "commentaire" publié dans Nature, Francis Collins, directeur des National Institutes of Health (NIH) américains (qui dirigea aussi le programme Génome humain), raconte l'accord inédit conclu entre les NIH et les descendants d'Henrietta Lacks. "Cet accord met en place un dispositif innovant de gestion de la recherche génétique, qui inclut des représentants des famill es, souligne Maurice Cassier, chercheur en sociologie et sciences du droit au CNRS. Il prévoit même le suivi par ces familles d'éventuelles retombées commerciales et de brevets sur des inventions dérivées."
Bref retour sur la vie d'Henrietta. Née en 1920, elle n'a que 4 ans quand sa mère meurt en donnant la vie à son dixième enfant. Elle grandit dans le dénuement, participant aux travaux des plantations de tabac de Virginie. Quand elle meurt de son foudroyant cancer du col de l'utérus, elle laisse cinq enfants dont le dernier n'a qu'un an et demi.
Ce roman à la Zola se mue alors en science-fiction de Barjavel. Un fragment de sa tumeur est envoyé au laboratoire de George Gey, au Johns Hopkins Hospital (Baltimore). "Depuis des décennies, George Gey tentait sans succès de cultiver des cellules cancéreuse s", raconte Simone Gilgenkrantz dans Médecine/Sciences. Après quelques jours, les cellules d'Henrietta Lacks commencent à proliférer.
CELLULES HELA ENVOYÉES DANS L'ESPACE, EXPOSÉES AUX RADIATIONS ATOMIQUES
La pousse est stupéfiante. Le 4 octobre, jour de la mort d'Henrietta, George Gey présente à la télévision américaine la première lignée immortalisée dans l'émission "The Cancer Can Be Conquered" ("le cancer peut être vaincu"). Les cellules HeLa seront envoyées dans l'espace, exposées aux radiations atomiques. Elles contribueront à la mise au point de vaccins, favoriseront le clonage et la thérapie génique, aideront à comprendre les processus de cancérisation et la fonction de nombreux gènes...
Dans les années 1980, on découvre que le cancer qui a tué Henrietta résulte de l'insertion d'un papillomavirus, HPV 18, dans le génome des cellules HeLa. Publié dans Nature le 8 août 2013, un article suggère que la"pousse stupéfiante" de ces cellules viendrait en partie de l'activation d'un gène, MYC, due à cette insertion. "Le principal objectif de ce travail était la standardisation des cellules HeLa qui, depuis soixante ans, ont dérivé de façon variab le", relève Xavier Sastre, chercheur à l'Institut Curie.
Etonnamment, la famille d'Henrietta Lacks n'a été retrouvée qu'en 1976 : on avait besoin d'elle pour des études génétiques ! Stupeur et colère des descendants qui découvrent la "notoriété" des cellules de leur aïeule et pointent plusieurs graves manquements à l'éthique biomédicale.
"NI CONSENTEMENT NI INFORMATION DE LA FAMILLE"
Dans Nature, Francis Collins explique : "L'approche que nous avons développée avec la famille Lacks est unique parce que les cellules HeLa ont été prélevées et utilisées sans consentement ni information de la famille, qu'elles ont donné lieu à la plus vaste exploitation de cellules humaines dans le monde et que des millions de gens connaissent l'identité de cette famille." Pour Hervé Chneiweiss, "c'est un des premiers grands scandales internationaux. Tout ce qui a émergé depuis quinze ans dans les centres de ressources biologiques - le consentement éclairé, le cryptage des données personnelles - vient répondre à ces anomalies d'il y a soixante ans".
"Dans le récent accord conclu avec la famille, trois options étaient possibles, raconte Dominique Stoppa-Lyonnet, chef du service génétique à l'Institut Curie et professeure de génétique médicale (université Paris-Descartes). Soit aucune donnée du génome de ces cellules n'était publiée, ce qui bloquait la science. Soit ces données étaient publiées sans contrôle, avec les risques liés à la perte de confidentialité. Soit ces données étaient publiées sous accès contrôlé, solution finalement retenue. Cet accord conjugue loyauté vis-à-vis des patients et nécessité de faire avancer la recherche. Il honore les NIH." Deux membres de la famille Lacks participent au comité contrôlant l'accès aux données des cellules HeLa. Et les NIH demandent à tous les chercheurs publiant sur ces cellules de remercier la famille Lacks.
En exergue de sa biographie d'Henrietta Lacks, Rebecca Skloot cite Elie Wiesel : "Nous ne devons voir aucun individu comme une abstraction. Nous devons au contraire voir en chacun un univers avec ses propres secrets, ses propres trésors, ses propres sources d'angoisse et un certain triomphe." A défaut de triomphe, pour Henrietta, la société témoigne d'une - tardive - reconnaissance envers sa famille.
Florence Rosier
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