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vendredi 30 août 2013

L'empire de la douleur. "Palladium", de Boris Razon

LE MONDE DES LIVRES | 

Une illustration de Jessy Deshais.
Une illustration de Jessy Deshais. | www.jessydeshais.fr
Palladium est le premier roman de Boris Razon. Il nous raconte l'histoire vraie et folle d'un jeune homme de 29 ans intégralement paralysé en quelques jours, entre coma, locked-in syndrome et near death experience. On commence à suivre le narrateur peu de temps avant l'apparition des premiers symptômes [il était alors rédacteur en chef du Monde.fr], suivant un compte à rebours apparemment précis : J – 64, J – 62, etc. Mais, très vite, ce dernier implose sous la brutalité et la vitesse de la paralysie complète qui, en coupant Boris des autres et du monde, sinon à travers des voix ou des échos lointains, le coupe du temps et de l'espace. On ne saura jamais l'étiologie exacte de son état – une ciguatera, une maladie de Lyme, une méningo-radiculite ? Ce n'est de toute façon pas très grave, puisque personne, ni lui ni les médecins, encore moins le lecteur, ne semble y comprendre quoi que ce soit, et pas davantage quand apparaissent les premiers extraits du dossier médical ponctuant la narration comme autant d'accroches à un réel qui échappe de toutes parts. Qu'est-ce que ça veut dire, devenir du jour au lendemain un corps inerte, sans porte ni fenêtre, qui n'est plus que douleur et que l'on maintient en vie vaille que vaille à coups de sondes parentérales et d'assistance respiratoire ?
Il faudrait peut-être renverser terme à terme la célèbre définition que donnait le physiologiste René Leriche (1879-1955) de la santé pour essayer, sinon de comprendre, du moins d'entrevoir l'expérience effroyable qui nous est ici décrite. Si la santé est la vie dans le silence des organes, alors la maladie devient la hantise de la mort dans le délire des organes. Car la peur de mourir éclate à chaque page, passant de la conscience au rêve et du rêve à ce que le rêve a pour fonction de cacher. Et ça délire en tous sens dans ce corps plongé hors de lui-même et hors du monde commun.
Ça délire les races, les peuples, les classes, les religions, la ville, la banlieue, les continents – de Paris à un Ecully encanaillé et de carton-pâte, de cette banlieue de Lyon à un Singapour fantasmatique et retour au fond de la Seine. L'histoire et les mythes anciens – déluge, crucifixion, apocalypse, résurrection –, comme l'histoire plus récente des camps de la mort et des brutalités coloniales fondue dans nos angoisses modernes – émeutes urbaines, terrorismes, Ben Laden ou Ahmadinejad ; le tout s'engrenant dans le délire emboîté des mythes contemporains – zombies, vampires, goules ou hommes-oiseaux. Et ça délire plus encore les désirs troubles et les fantasmes inavouables – crus, sales, éculés. Les sécrétions organiques de toutes sortes – sang, pisse, merde, foutre... Les terreurs et la violence et la haine et la culpabilité. L'infamie et l'héroïsme, la honte et la gloire. "La douleur est un monde", écrit Boris Razon, "un langage et un paysage" qui mêle inextricablement nos tréfonds les plus noirs et les catastrophes incontrôlables du passé et du présent.
RE-FICTIONNER LES FICTIONS
En un sens, ce roman s'inscrit donc dans le genre aujourd'hui bien établi de la littérature de maladie, sauf qu'ici l'expérience de l'affection organique se transmue soudain en expérience de la folie et le récit de soi en récit de l'autre, celui que le narrateur était avant ou pendant sa claustration. Du même coup, on en sort plus troublé – ce n'est plus l'expérience encore commune d'une conscience en prise aux souffrances du corps, comme on peut en lire si souvent, mais l'expérience plus radicale d'une conscience d'après-coup cherchant comme elle peut à re-fictionner les fictions qui l'envahirent lorsque son corps l'abandonna complètement à elle-même.
En un autre sens, on croit percevoir un projet légèrement autre, une recherche plus universelle sur la nécessité de cesser d'être un sujet pour parvenir à écrire, une sorte de variation à la fois littérale et tragique sur l'univers kafkaïen : métamorphose, terrier, château labyrinthique, verdict, recherche désespérée d'une issue, mise à mort dans un terrain vague, avec extraits du dossier médical en guise de "rapport à une académie". Toutes les métaphores par lesquelles le narrateur tente de saisir son état – sarcophage, labyrinthe, sphinx, tunnel... –, toutes les images qui le hantent – de putains japonaises aux corps putréfiés en apesanteur ou suspendus à des poutres – ne tiennent pas et éclatent ainsi à chaque seconde en gouttelettes de souffrance nue, sans phrase.
En un troisième sens encore, on s'approche plutôt, surtout dans la seconde partie du livre, d'une pure littérature sous drogues qui fait éclater toute séparation stable entre le réel et l'imaginaire. Cet effondrement en soi-même de Boris Razon est un "festin nu" aux hallucinations paranoïaques et amères ; ou encore une "connaissance par les gouffres" qui s'achève en "misérable miracle". Les drogues hallucinogènes diraient la vérité du corps et de l'esprit poussés à leurs limites : l'expérience de leur naissance et de leur mort. C'est peut-être même ici que Boris Razon s'avère le plus convaincant et le plus touchant. Son "palladium", frêle figure protectrice de sa cité intérieure, qui rime avec opium et laudanum, énonce une vérité tragique de l'expérience aux limites de la maladie : elle ne grandit jamais, n'enrichit jamais ; ce qui ne nous tue pas nous rend plus triste.
On pourra toujours alors reprocher à ce premier roman certains défauts du genre, il n'empêche ; c'est un livre dont on ressort les yeux rouges, ému, déplacé.
Palladium, de Boris Razon, Stock, 474 p., 22 €.

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