Une folle envie de jouir
Par MARCELA IACUB
L’un des moyens privilégiés pour détruire son prochain est de chercher à le protéger contre lui-même. Cette forme de violence est particulièrement sournoise parce que vos bienfaiteurs, tout en étant malveillants, prennent les allures de la responsabilité, voire de la sainteté. Alors qu’ils cherchent à vous briser, ils font mine de se comporter avec vous comme le faisaient vos parents quand vous étiez petit en vous interdisant de mettre les doigts dans une prise électrique. Et plus l’on est socialement dominé, comme c’est le cas des femmes, des mineurs, des malades mentaux, des infirmes, des animaux domestiques, plus la puissance et la malveillance des pasteurs augmentent.
La sexualité est un domaine particulièrement privilégié de cette forme de violence sociale. Et ce non seulement parce qu’on peut priver de sexe les êtres humains et les animaux sans qu’ils meurent physiquement. L’inutilité vitale de cette activité, ajoutée aux sensations océaniques qu’elle procure, constitue la manière la plus forte pour les dominés d’éprouver le sentiment d’être les sujets de leur propre existence. Que leur vie, si misérable soit-elle, est à eux et rien qu’à eux.
Ce rapport entre la puissance sociale et la jouissance sexuelle est bien perçu par les pasteurs et surtout par les pasteures. Ces «bienfaiteurs» disent que les dominants jouissent du sexe, alors que les dominés subissent la jouissance des premiers. Or, si étrange que cela puisse paraître, ces «protecteurs» n’estiment pas scandaleux que la jouissance ne soit «que» le privilège des dominants. Ils estiment que les dominés devraient eux aussi en profiter. Comme si leur projet politique était de faire des puissants des sujets également sexuellement dominés pour mieux ruiner chez tout un chacun cette voie royale d’affirmation de son individualité et de sa majesté de sujet.
On commence par les femmes, les mineurs, les fous, les infirmes, les animaux domestiques pour poursuivre cette croisade chez les citoyens censés être maîtres d’eux-mêmes. Ainsi, l’égalité de chaque individualité n’est-elle pas opérée et éprouvée dans la jouissance mais dans la continence. Ainsi, nous devenons des peuples composés par des citoyens colonisés. Mais ce processus aux allures inéluctables décrit comme relevant de la civilisation pourra-t-il connaître un retournement ? Devons-nous nous résigner à voir notre individualité réduite à celle des chats et des chiens castrés ?
Une décision de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 6 novembre nous laisse penser qu’un tel avenir est loin d’être fatal. Sous prétexte de protéger la santé et de respecter la dignité des pensionnaires de l’hôpital psychiatrique de Cadillac (Gironde), la direction de cet établissement avait interdit dans les chambres tout rapport sexuel. Or l’un des pensionnaires, M.B., n’a pas pensé que cette mesure l’aidait en quoi que ce soit. Pour lui, a-t-il expliqué, entretenir des relations sexuelles est un droit fondamental protégé par la convention européenne des droits de l’homme. Le fait de les interdire dans certains contextes, a-t-il ajouté, doit être justifié par des raisons précises.
Aux yeux des magistrats, contrairement à ce que prétendait l’hôpital, le respect de la dignité des personnes nécessite que l’on préserve le droit des individus, même considérés comme des fous, d’entretenir des relations sexuelles. Ne pas pouvoir réaliser des actes juridiques sans l’assistance d’un curateur, dit encore la décision de justice, ne signifie pas que l’on ne puisse pas consentir valablement à entretenir des relations sexuelles. C’est ainsi que le tribunal a révélé le caractère violent et vexatoire d’une mesure qui semblait douce et bienveillante. Il a montré que cette interdiction avait pour but de briser l’individualité des pensionnaires, de les mettre à leur place d’incapables, d’inférieurs, de colonisés qu’il fallait protéger contre le moindre danger.
Mais le plus beau est que le tribunal a donné raison à la folie contre l’institution qui l’enferme. La justice a donc admis qu’un fou, ou quelqu’un tenu pour tel, dénonce indirectement le projet de nos sociétés démocratiques au regard de la sexualité de tous les citoyens. Car, si l’on examine un grand nombre d’interdits sexuels qui s’abattent sur nous, on peut arriver aux mêmes conclusions que le tribunal de Bordeaux : ils ne sont pas faits pour nous protéger mais pour nous briser comme sujets. Il se peut qu’au lieu d’espérer quoi que ce soit des Parlements, des partis politiques, des associations, on doive écouter avec attention ce qui se chuchote dans les couloirs des hôpitaux psychiatriques. C’est peut-être dans ces lieux, où la raison est présumée absente, que les citoyens démocratiques tissent d’autres avenirs que ceux des pasteurs.
Comme si, grâce à l’intelligence des fous, nos démocraties allaient élaborer une théorie de l’égalité et de la citoyenneté fondée sur le pouvoir de chaque être susceptible d’éprouver des jouissances sexuelles. Qu’au nom du slogan «je jouis, donc je suis», on parvienne à combattre ceux qui cherchent à nous soumettre pour notre bien.
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