03 décembre 2012 | - Mediapart.fr
De notre envoyé spécial à Nancy (Meurthe-et-Moselle)
Trop « riches » pour être aidés. Trop pauvres pour se soigner. Les retraités et travailleurs précaires qui gagnent plus de 660 euros par mois ne bénéficient pas de la Couverture maladie universelle complémentaire (CMUC), qui prend en charge les dépenses de santé de base, y compris à l’hôpital, et le remboursement partiel des frais de prothèse, de dents et de lunettes. Ils ne peuvent pas non plus souscrire à une mutuelle d’entreprise comme les salariés stabilisés. Ils se situent dans un entre-deux. Avec quelques droits, qu’ils ne connaissent souvent pas, perdus dans la jungle des assurances et des mutuelles.
Lors d’un discours le 20 octobre à Nice au congrès de la mutualité française, François Hollande l’a rappelé : « Le reste à charge a augmenté de 25 % pour les médicaments sur les dix dernières années ; les dépenses de soins de ville ne sont plus aujourd'hui remboursées qu'à hauteur de 55 % en moyenne ; et enfin 15 % des Français renoncent à se soigner pour des raisons financières. Ils n'étaient que 3 % il y a trente ans. »
Le président, reprenant les conclusions de la Cour des comptes, dresse un constat accablant : « L'État a consacré plus de 4 milliards d'aides fiscales et sociales à l'acquisition d'une complémentaire santé. Ceux qui en profitent sont plutôt des cadres de grandes entreprises que des salariés à temps partiel. Quant aux chômeurs et aux retraités, ils ont les plus grandes difficultés à s'offrir une complémentaire santé. Je considère donc que c'est à la fois un gâchis financier et une injustice sociale inacceptable. »
La cellule santé d’ATD Quart Monde à Nancy n’a pas attendu le discours du président de la République pour en faire le constat. Depuis plus de vingt ans, ses travaux inspirent les pouvoirs publics, la carte santé 54, en 1990, ayant par exemple préfiguré la CMU (Couverture maladie universelle).
À chaque fois, le processus est le même : ce sont les militants, ultra motivés, souvent eux-mêmes dans une situation très fragile, qui se réunissent, témoignent et proposent des solutions.
Cette fois, le constat a pris forme après la mise en place du RSA. Alors qu’ils étaient auparavant protégés par le dispositif RMI et ses droits connexes, les travailleurs pauvres qui travaillent quelques heures par mois ont été soudain privés de la CMUC et donc d’un accès aux soins. Du jour au lendemain, ils ont dû se coltiner des offres peu compréhensibles, à des prix souvent rédhibitoires, et pas toujours adaptées à leurs besoins.
En théorie, une aide étatique, l’ACS (Aide à la complémentaire santé), existe pour ceux qui gagnent plus de 650 euros par mois (au-dessus du plafond de la CMUC) et moins de 893 euros par mois. Mais les processus d’attribution relèvent de l’usine à gaz. Les bénéficiaires peuvent recevoir des chèques spécifiques leur permettant de payer une partie de la mutuelle. Seulement, quelle part de la population connaît la signification de ce sigle ? Alors que 4 millions de personnes pourraient en bénéficier selon les chiffres indiqués par François Hollande, seuls 650 000 y ont recours dans les faits. Soit un taux de non-recours avoisinant les 80 %, selon les chiffres cités par le président de la République !
D’où l’idée d’ATD d’informer sur ces droits, et de proposer par la même occasion un nouveau contrat, plus avantageux et correspondant précisément aux besoins des plus précaires : « Dans une entreprise, on est protégés par le contrat collectif. Alors que pour un contrat individuel, les organismes prennent en compte l’âge, l’état de santé, si vous allez coûter cher… », explique Huguette Boissonnat, dentiste à Nancy et responsable du pôle Santé à ATD.
L’union fait la force. L’isolement accroît la pauvreté. Brigitte Casucci, assistante sociale de 56 ans qui travaille au CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) du Grand Sauvoy à Maxéville, a proposé l’idée d’un regroupement des précaires. « Il fallait juste trouver une offre correspondant à leurs besoins. »
« On ne demande pas du caviar. Juste à manger »
Quel « care » pour les précaires ? ATD a convaincu une mutuelle, puis deux, d’accepter ses conditions. Le contrat coûte 30 euros par mois à un adulte, 50 euros s’il est âgé de plus de 60 ans (mais revient moins cher si la personne peut bénéficier de l’ACS). Tout le monde peut y adhérer en passant par le filtre d’associations signataires de la convention, seules à même de juger si la personne qui leur fait face doit, au vu de sa situation, profiter du contrat. « Il n’y a pas de seuil financier, explique Huguette Boissonnat. Une femme qui gagne 2 000 euros par mois, mais qui a trois enfants et vient de se faire larguer par son mari, doit pouvoir en bénéficier. »
Voilà pour les prix. Pour les besoins, ce sont les militants d’ATD, souvent en grande précarité, qui les ont définis. Et qui ont placé en priorité une demande inattendue : la prise en charge des frais d’obsèques.
Plusieurs militants racontent, traumatisés, la quête qu’il a fallu organiser au dernier moment pour enterrer un de leurs proches. Gracieuse, par exemple, une militante de 72 ans, y tenait plus que tout. C’est même elle, qui en lisant le contrat-cadre qu’ATD allait signer, s’est aperçue que les frais d’obsèques ne seraient pas pris en charge pour les plus de 70 ans qui ratifiaient le contrat. C’est elle qui a insisté pour que cette modalité soit changée. Et qui a obtenu gain de cause.
Assise dans son salon d’un appartement HLM du quartier de la Chiennerie, à Haussonville, Gracieuse enchaîne les cigarettes. À ses côtés, son mari, devenu aveugle, s’inquiète pour la énième fois en écoutant la conversation : « C’est bon maintenant ? J’ai la garantie obsèques ? C’est sûr ? »
C’est sûr. Le couple n’aura pas à débourser les 2 000 à 3 000 euros nécessaires dans ce type de circonstance. Pas même à avancer les frais. Des clauses qui n’existaient pas dans le contrat signé par Gracieuse et André, voilà douze ans, avec l’assureur Swiss Life. « Tous les mois, j’essayais d’économiser un peu, parfois 20 euros en vue de ma mort, explique André. Je n’ai plus à le faire. »
C’est un prospectus trouvé dans sa boîte aux lettres au moment de sa retraite qui avait convaincu Gracieuse de contracter avec la mutuelle Swiss Life. Elle payait 129 euros par mois ; André, 153. « Un quart de notre retraite », calcule Gracieuse. À présent, ils payent 60 euros par mois à la Mutuelle. Mais comme entre-temps, ils ont appris qu’ils avaient le droit à l’ACS, soit un chèque de 500 euros par an, ils ne déboursent plus de leur poche que 120 euros par an. Un bouleversement.
Dans le nouveau contrat, pas de cure thermale certes. Mais des besoins élémentaires, comme la prise en charge illimitée des frais d’hôpital, les soins d’optique, et un remboursement partiel des frais dentaires. « On ne demande pas du caviar. Juste à manger », résume Huguette Boissonnat. Voilà qui devrait permettre à Gracieuse de refaire ses dents, quand elle aura mis assez de côté pour les frais restant à sa charge. Ce qui lui va très bien. « Je n’ai jamais eu envie de faire la mendicité. Je déteste ça. »
Juste avant la mise en place de la CMU, en tant que militante d’ATD, elle avait eu l’occasion de poser une question à Martine Aubry, lors de sa venue à Lille. « Je lui ai dit que c’était très bien la CMU. Mais que malgré mes faibles revenus, j’aimerais payer quelque chose. Participer. Elle m’a dit que cela coûterait trop cher à la société de nous faire payer. » En frais de dossiers.
La demande en dit cependant beaucoup. « Moi je ne veux pas des Restos du cœur, de la Croix-Rouge, s’agace Gracieuse. On se débrouille. Il y en a marre d’être considérés comme des assistés. »
Le préjugé est pourtant très partagé. Lorsque ATD a procédé à un appel d’offres pour trouver une mutuelle, beaucoup se sont imaginé que des pauvres allaient abuser du système.
Au départ, seule la mutuelle Acorys a répondu favorablement. « On a pris le risque », explique son directeur, Gilles Stradella. Même si celui-ci s’avère limité : l’expérimentation est prévue sur deux ans. Et les tarifs ne sont pas si bas que cela : 30 euros par personne, « au lieu certainement de 45, pour une offre comparable ». 50 euros pour les plus de 60 ans, au lieu de 65 ou 70 euros. Les mutuelles signataires doivent cependant s’engager à ne pas proposer d’autres contrats aux affiliés, par exemple une assurance voiture. Pas question d’entrer dans un engrenage fou.
Même pas 300 adhérents
Gilles Stradella ne s’en mord pas les doigts : les comptes sont presque à l’équilibre. « On doit avoir un déficit de 3 000 ou 4 000 euros maximum sur l’année. Ce n’est pas grand-chose », explique-t-il, tout heureux de pouvoir afficher son succès et ses « valeurs de solidarité », lui qui reconnaît bien volontiers que « les prix des complémentaires ont grimpé en flèche depuis dix ans ».
Quand il examine les résultats, le directeur de la mutuelle se dit « sidéré » par le sens des responsabilités de ses nouveaux affiliés. Bien qu’une chambre seule soit une des clauses prévues dans le contrat, pas un des près de 300 adhérents ne l’a demandé. Encore plus surprenant : ceux qui se sont fait faire de nouvelles lunettes se comptent sur les doigts d’une main.
Micheline en fait partie. Dans les locaux d’ATD, elle raconte qu’elle a vécu dix ans avec une paire de binocles qu’on lui avait donnée, qui la corrigeait vaguement. Avant de s’en refaire une nouvelle, enfin, grâce à la mutuelle.
Elle discute avec Michel, venu se renseigner ce matin-là, qui explique veiller sur sa mère de 89 ans tout en aidant son fils de 30 ans, le tout avec 600 euros de revenus mensuels. Les yeux ? Cela fait des années qu’il n’a pas vu un ophtalmologiste. Ses lunettes ne le corrigent pas assez. Pas sûr qu’il fera quelque chose pour autant.
Huguette Boissonnat tente de l’expliquer : « Les personnes affiliées ont bien d’autres problèmes. L’ophtalmologie, ce n’est pas vital. Ils disent toujours : “J’irai. Plus tard.” Tant qu’ils voient à peu près, se corriger, ce n’est pas une priorité. »
Tous les adhérents que nous avons rencontrés sont ravis. La mutuelle se montre satisfaite. Et le système ne coûte rien à l’État. Mieux : la stigmatisation induite par la CMU est inexistante avec un tel système : « Quand les gens disent qu'ils sont à la CMU, ils sont catalogués parasites, assistés, paresseux. Là, ils sortent une carte de mutuelle, comme n’importe qui », explique Nadia, mère divorcée de trois adolescents, récemment affiliée. Alors qu’attend-on pour élargir l’expérience, suivie de près par le fonds CMU ?
À la FNARS (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale), le président régional Jean-Marie Morel, chargé de piloter le projet, explique sa nécessité : « Nous tentons de résister à la démolition du système de protection sociale. » Mais il se montre assez réservé. « On compte moins de 300 affiliés alors qu’ATD en attendait 2 000 à ce stade. On n’est pas devant un succès faramineux. Surtout au vu de l’énergie dépensée. »
Ce décollage lent s’explique : les CCAS (centres communaux d’action sociale) viennent tout juste de rentrer dans le dispositif. Les personnes qui s’y rendent pourront à présent être dirigées vers ce dispositif.
Mais en attendant, et bien que quatorze associations soient en mesure d’orienter vers ces contrats, il demeure peu évident de rencontrer le public concerné. Beaucoup songent à se soigner au dernier moment, quand cela devient indispensable. Du coup, des contrats ont été signés avec deux patients qui étaient sur le point d’entrer à l’hôpital pour des soins lourds. L’hôpital a demandé 15 000 euros à la mutuelle.
L’affaire s’est réglée, mais a constitué une alerte pour la mutuelle comme pour la FNARS : le système ne pourra être viable si l'on fait adhérer des personnes au moment où celles-ci s’apprêtent à coûter très cher. De même, le peu de soins engagés par les affiliés donne à réfléchir. À force de leur dire qu’ils doivent se montrer responsables, n’est-on pas arrivé à une sorte d’autocensure ? S’ils sont particulièrement mis en garde par le tissu associatif nancéien, le modèle est-il vraiment transposable ailleurs ?
Beaucoup de villes et d’acteurs de la santé se renseignent. Pour l’instant, l’expérimentation n’a pas été reproduite à l’identique avec succès. Huguette Boissonnat croit pourtant à son extension. À condition, dit-elle, que l’impulsion vienne de tout en haut de l’État.
La boîte noire :
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