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mercredi 24 octobre 2012

Petit nuage, schizophrénie, quarks et sinthome
Publié le 22/10/2012

Si beaucoup d’enfants de célébrités « tournent très bien », certains ont par contre des trajectoires plus chaotiques. Dans sa rubrique “Images en psychiatrie”, The American Journal of Psychiatry évoque ainsi le cas de Lucia Joyce (1907–1982), la fille du romancier et poète irlandais James Joyce qui la surnommait « Nuvoluccia dans sa robe de lumière », en  associant ainsi « tendrement par assonance le diminutif italien nuvoletta (petit nuage), et le prénom Lucia. » On estime qu’elle aurait constitué une « muse » ayant inspiré son père pour l’écriture de Finnegans Wake, l’une des plus célèbres publications de Joyce.

D’approche difficile (voire « illisible » selon certaines critiques), ce texte passe toutefois pour une œuvre majeure du XXème siècle, avec La Métamorphose de Franz Kafka. Par exemple, Jacques Lacan dit que l’écriture constitua pour Joyce une « corde qui le tira hors de la psychose », et il s’inspire des écrits et de la personnalité de Joyce pour élaborer son concept de « sinthome » [1] (jeu de mots lacanien sur symptôme/Saint Thome/saint homme). Et dans un autre domaine, celui des particules élémentaires, Murray Gell-Mann (physicien américain, Prix Nobel de Physique en 1969) dénomme « quarks » [2] les plus petits constituants de la matière (actuellement connus), d’après une phrase de Finnegans Wake, “Three quarks for Muster Mark” (trois quarks pour Mr. Mark, “quark” signifiant peut-être “acclamation” ou raillerie” dans l’ouvrage de Joyce).

Lucia Joyce intéresse les psychiatres car elle « commence à montrer des signes de maladie mentale vers 1930 », est étiquetée tour à tour « schizophrène », « hébéphrène », « pas lunatique mais réellement névrotique » (“not lunatic but markedly neurotic’’), ou encore « à surveiller », et passe de nombreuses années en institutions spécialisées, d’abord en Suisse, au Burghölzli de Zurich (la clinique psychiatrique universitaire où exercèrent notamment Karl Abraham, Eugen Bleuler et Carl Gustav Jung), puis à Ivry-sur-Seine en France, et enfin à Northampton où elle meurt, en Angleterre.

Ayant brièvement Lucia pour patiente, mais renonçant à la suivre car il la juge « si fermement attachée au psychisme de son père que l’analyse ne saurait réussir », Jung la considère comme l’« anima inspiratrix » de Joyce, en précisant : « Si vous connaissez ma théorie de l’Anima [3], Joyce et sa fille en constituent un bon exemple. » Jung décrit Lucia et son père comme « deux personnes allant vers le fond d’une rivière, l’une y coulant et l’autre y plongeant. »

Inspiratrice, muse, danseuse (devant faire le deuil de sa carrière artistique du fait de sa pathologie, à une époque où l’enfermement institutionnel condamne la réinsertion sociale des malades mentaux), Lucia demeure un personnage fascinant, en filigrane dans l’œuvre de son père. Et son souvenir persiste en Irlande où elle est devenue la « mascotte » d’une campagne contre la stigmatisation des malades mentaux, afin d’« augmenter la prise de conscience sur la schizophrénie » (la “Lucia Week”).
Dr Alain Cohen

Congia L et coll. : Nuvoluccia in her lightdress: Lucia Joyce’s mental illness in Finnegans Wake. Am J Psychiatry, 2012; 169-9: 898–899.




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