Persévérer dans son être, malédiction humaine
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Monstrueux." C'est ainsi qu'Alain Prochiantz qualifie le cerveau humain. Parce que sa cylindrée est supérieure de 900 cm3 (sur les 1 400 contenus dans un crâne moyen) à ce qui serait strictement nécessaire selon lui à notre survie comme simples primates, dans la jungle du tous contre tous. Et parce que ce surplus de matière qui évoquait au mathématicien Alan Turing du "porridge tiède" fait de nous des animaux conscients de leur destinée tragique.
Intitulé Qu'est-ce que le vivant ?, le dernier essai du neurobiologiste, matérialiste revendiqué, aurait aussi bien pu avoir pour titre "Qu'est-ce qu'être humain ?", voire "Qu'est-ce qu'être soi ?", tant ces questions y sont centrales. Bien plus finalement que celle des frontières entre l'animé et l'inerte.
On ne trouvera donc pas dans ses pages de considérations sur la nature profonde des virus (qui ne se reproduisent que grâce à la mécanique moléculaire de leurs hôtes, et sont au coeur des réflexions des microbiologistes sur la ligne de démarcation entre ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas).
Au rayon aphorismes, entre Bichat ("la vie, c'est ce qui résiste à la mort") et Claude Bernard ("la vie, c'est la mort" ou encore "la vie, c'est la création"), Alain Prochiantz penche pour le second. Parce que Bichat est trop inspiré par la physique et son principe entropique. "Etre constitué de matière ne fait pas de nous des machines, ni de la biologie une branche de la physique", écrit-il.
Pour lui, la définition est finalement assez simple : est vivant ce qui se reproduit, se développe et évolue, une quatrième condition étant le renouvellement cellulaire, la régénération permanente des individus pour persévérer dans leur être. "Nous perdons et regagnons chaque année notre poids en cellules."
Troc évolutif
Le point central du livre est là : ce qui nous différencie de l'hydre, qui peut se régénérer en deux copies presque semblables si on la coupe en deux. Quelle mémoire a-t-elle de son passé, d'elle-même ? Difficile de se mettre à sa place, mais force est de constater que sa capacité à repousser nous fait cruellement défaut. Cette faculté que les poissons et les batraciens ont eux aussi en partie conservée aurait-elle été troquée, au fil de l'évolution, contre la permanence d'un système nerveux capable de se conserver pendant toute notre existence - même si des neurones continuent à se former, à la marge, au long de la vie ?
C'est une intuition, qui reste, reconnaît l'auteur, à étayer. Nous serions en quelque sorte le point extrême de cette évolution qui aurait abouti à une mémoire autobiographique surdéveloppée, au détriment des capacités de régénération. Ce troc est aussi avantageux en tant qu'espèce, puisque cette mémoire est transmissible : la culture n'est-elle pas "une sécrétion qui perdure au-delà de la mort des individus, en contribuant à l'individuation des suivants", comme l'écrit Prochiantz ?
C'est ce phénomène qui, selon lui, place l'homme à part, y compris de son plus proche cousin, le chimpanzé. Le quelque 1,23 % seulement de variation génétique qui nous en sépare ne doit pas faire illusion. Les 7 millions d'années d'évolution disjointe, les 30 millions de mutations ponctuelles qui nous séparent ouvrent un gouffre que les défenseurs des droits des animaux ont trop tendance à gommer, avance Prochiantz, qui ne craint visiblement pas de les froisser. Continuité animale, mais rupture culturelle : H. sapiens, "anature par nature", n'en a pas moins, de ce fait même, admet-il, des obligations vis-à-vis du reste des vivants.
Qu'est-ce que le vivant ?
(Seuil, 192 p., 19 €).
Hervé Morin
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