Par Claire Ané Publié le 23 avril 2024
Cette femme de 52 ans a passé un an à la rue pour fuir un mari violent. Une rupture de vie qu’elle a surmontée en s’investissant dans la participation citoyenne, comme représentante des personnes accompagnées par le travail social. Jusqu’à obtenir un emploi dans ce secteur.
Carole Le Floch a un peu hésité à nous rencontrer. « J’avais peur que vous soyez surtout intéressés par les violences conjugales que j’ai subies, ou par les détails glauques de l’époque où j’étais à la rue », livre-t-elle un peu abruptement. L’essentiel, pour cette femme de 52 ans, n’est pas de se raconter longuement, mais d’évoquer le chemin parcouru afin de « donner ou redonner de l’espoir » à ceux qui auraient connu une rupture de vie semblable à la sienne.
Elle passe très vite sur la première partie de sa vie. Des parents défaillants, l’école arrêtée à 15 ans parce qu’elle était enceinte du premier de ses quatre enfants. Son métier d’aide-soignante et vingt-sept années de violences conjugales, avant de réussir à partir, en dormant dans sa voiture, « car, si j’étais allée chez quelqu’un, il m’aurait retrouvée… » Puis une année de rue, après que son mari a réussi à lui confisquer son véhicule. « J’ai sombré très vite », dit-elle.
Dans un livre témoignage rédigé seule, De la grande exclusion au pouvoir d’agir retrouvé (L’Harmattan, 2021), elle parle d’un « syndrome du duvet profond » : « Arrivée tout au bout [du précipice], je me suis lovée en boule tout au fond du duvet et j’ai goûté à une nouvelle forme de bien-être (…). J’avais décroché du monde et de moi-même. » Jusqu’à « toucher du bout du doigt la folie », écrit-elle.
« C’est une travailleuse sociale qui m’a sauvée »
Dans le fast-food où on la rencontre, Carole Le Floch retrace son retour à la vie. « C’est une travailleuse sociale, Mathilde, qui m’a sauvée : elle m’a accueillie dans un centre d’hébergement pour femmes victimes de violences, en 2014 à Evreux, et elle m’a fait découvrir la participation. » La participation citoyenne, qui consiste à associer les citoyens au processus de décision politique, se développe depuis les années 2000 dans le secteur social. Pour l’ancienne SDF, cette participation a d’abord consisté à intégrer un groupe d’expression au sein de son centre d’hébergement, malgré sa difficulté à articuler des mots, séquelle des nombreux mois silencieux à la rue. « Au début, j’y allais surtout pour sortir de mes quatre murs et de mes problèmes. »
Carole Le Floch a ensuite été invitée à des réunions du Conseil régional des personnes accompagnées de Haute-Normandie, puis de son Conseil national, s’accrochant pour suivre puis nourrir les débats sur l’hébergement d’urgence, la précarité, les aides sociales… Elle a été élue déléguée de cette assemblée de démocratie participative, et l’a représentée dans d’autres instances. « Cette participation, consistant à porter la parole des personnes précaires, a été l’outil pour me reconstruire. J’ai repris contact avec la société. J’ai beaucoup lu, j’ai appris à taper des comptes rendus et à adapter ma communication, selon que je parlais à une personne défoncée dans la rue ou à une ministre… »
Les crises d’angoisse sont devenues plus rares. Elle a arrêté de manger sans faim, pour prévenir les jours sans nourriture. Mais il y avait « la difficulté à se sentir légitime, quand on a tenu la place d’exclue ». Elle a été profondément émue quand une autre membre du Haut Conseil du travail social lui a demandé de lui payer un café, alors qu’elle se sentait si souvent considérée comme « une pauvre mendiante ». Elle s’est sentie reconnue quand elle a été nommée au sein d’une commission de la Haute Autorité de santé, « non plus comme personne accompagnée, mais comme personne qualifiée au titre du savoir élaboré à partir de mon expérience, ce qui était une première ».
« Pas le temps, pas les moyens »
Fierté encore quand, en dépit d’un handicap laissé par une paraplégie et des troubles de la mémoire hérités de sa période à la rue, elle a obtenu l’accord du médecin du travail pour signer un contrat aidé, devenant coordinatrice paire au sein du Conseil régional des personnes accompagnées d’Ile-de-France. Puis quand, après de nombreuses interventions bénévoles auprès de personnes en précarité et de futurs professionnels, elle a été embauchée en CDI par l’Institut régional du travail social d’Ile-de-France, en 2020, afin de contribuer à la formation et à la recherche – ce qui était inédit pour une ex-personne accompagnée.
Beaucoup reste à faire, à l’entendre : « J’ai découvert le viaduc entre la participation, telle qu’on la pensait de façon un peu aérienne, et la réalité : les travailleurs sociaux et ceux qui les forment n’ont pas le temps, pas les moyens et pas les soutiens pour vraiment changer leur façon de fonctionner. » Carole Le Floch, qui a contribué à écrire le décret de 2017 définissant le travail social, demeure cependant convaincue que ce dernier doit s’appuyer sur la participation des personnes, « et non les assister, car cela les empêche de découvrir leurs vraies capacités ».
La jeune grand-mère veut maintenant démontrer que la participation permet d’acquérir des compétences professionnelles. Elle a, patiemment, demandé des attestations de bénévolat aux instances et structures pour lesquelles elle a œuvré durant sept ans. Ce qui lui a permis de franchir, ce printemps, la première étape d’une validation des acquis de l’expérience, en vue d’obtenir le diplôme d’Etat d’ingénierie sociale, de niveau bac + 5. « Si j’arrive à l’obtenir, cela ouvrira la voie à d’autres ! »
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