Par Harry Bellet Publié le 30 avril 2024
L’Académie de France à Rome présente quelque 180 œuvres d’artistes considérés comme marginaux, issues de la collection Bruno Decharme.
« Vous remarquerez que les petites filles nues dessinées par Henry Darger ont des zizis. Tout simplement parce qu’il n’en avait jamais vu autrement qu’habillées, et pensait qu’elles étaient faites comme les petits garçons. Voilà qui devrait suffire à éteindre les polémiques sur ses prétendues obsessions sexuelles… » Désarmant, Bruno Decharme : en trois phrases, il recadre son auditoire. L’art brut, dont il est un des plus importants collectionneurs au monde, n’est pas comme les autres.
Pourtant, il l’introduit au milieu d’un temple, comme on place le loup dans la bergerie : à l’Académie de France à Rome, la Villa Médicis, avec une exposition intitulée « Epopées célestes », 180 œuvres (il en a accumulé plusieurs milliers, dont 961 ont été données en 2021 au Centre Pompidou). Et, tout en étant réticent – avec raison – à définir l’art brut, il tente cependant une classification dans son exposition et le catalogue qui l’accompagne : « Journaux du monde » ; « Anarchitectures » ; « Rencontres avec les fantômes » ; « Hétérotopies scientifiques » ; « “Je” est un autre » ; « Cartographies mentales » sont les six sections d’une exposition dont l’accrochage n’a pas dû être simple, placée qu’elle est dans l’escalier latéral de la villa, qui fut conçu pour être gravi à cheval…
L’art brut est-il devenu un académisme ? Quand il le définissait vers 1945, Jean Dubuffet (1901-1985), un des premiers à le promouvoir, disait qu’il désignait la création de marginaux « indemnes de toute culture ». La collection Decharme est plus complexe. Y figurent, par exemple, un ingénieur des Ponts et Chaussées (Jean Perdrizet, 1907-1975), un universitaire (le biologiste Eugène Gabritschevsky, 1893-1979), un officier de marine membre de l’Académie des sciences (Gustave Pierre Marie Le Goarant de Tromelin, 1850-1920), et même un dessinateur et graveur académique (Fernand Desmoulin, 1853-1914), qui vivra deux ans durant une crise mystique avant de revenir sagement à sa production de salon.
Dessin sous influence
Ce qui unit la plupart d’entre eux, c’est ce dernier point. Paysans illettrés ou fils de famille, ils ont souvent eu des expériences spirites, se sont considérés comme visionnaires ou dessinaient sous influence, certains de songes, d’autres d’apparitions, les plus chanceux inspirés par des anges (Augustin Lesage, 1876-1954, y ajoutant la présence utile de Léonard de Vinci et d’un artiste anonyme de l’Egypte ancienne). Nombreux sont ceux qui ont été internés pour cela. Certains étaient des psychopathes avérés, la schizophrénie étant le cas le plus fréquent. D’autres de ceux que jadis on qualifiait de « simplet », ou d’« idiot du village », et qui étaient parfaitement intégrés à la vie communautaire. Sauf que tous avaient leur jardin secret : le dessin, pour la plupart, et plus rarement, mais spectaculairement, la photographie.
« L’art est une nécessité intérieure », écrivait Kandinsky (1866-1944), un des pères de l’art moderne. « Une nécessité compulsive où l’inconscient est passé aux commandes », ajoute Bruno Decharme. On comprend que la chose ait fasciné les surréalistes, car jamais sans doute cela n’avait été éprouvé aussi intensément que par ces gens singuliers. Et si les pensionnaires de l’Académie de France à Rome ou les visiteurs peuvent prendre une leçon de cette exposition, c’est bien celle-là.
« Epopées célestes. Art brut dans la collection Decharme ». Villa Médicis, Académie de France à Rome, Viale della Trinita dei Monti, 1, Rome. Jusqu’au 19 mai.
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