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jeudi 4 janvier 2024

« L’Origine du monde », toile de fond de la psychanalyse lacanienne


 



Par    Publié le 31 décembre 2023

Le célèbre tableau de Gustave Courbet, qui sera visible dans « Lacan, l’exposition » au Centre Pompidou-Metz à partir du 31 décembre, a appartenu au psychanalyste pendant près de trente ans.

« L’Origine du monde », de Gustave Courbet (1866). 

Les scandales provoqués par les œuvres d’art sont comme les fleurs fraîches. Ils sont éclatants mais fanent vite. Qui s’émeut encore, aujourd’hui, du Déjeuner sur l’herbe ou d’Olympia ? Mais parfois le soufre tient bon, droit dans sa tige. Comme L’Origine du monde, de Gustave Courbet, tableau datant de la même décennie que les deux peintures de Manet, huile sur toile de 46 × 55 cm, un nu féminin ­réalisé en 1866, représentant, plus qu’un corps entier, une vulve. C’est « l’une des rares œuvres à avoir gardé intact son pouvoir de sidération », estime Isolde Pludermacher, conservatrice en chef du département peinture du Musée d’Orsay qui détient la toile mondialement célèbre dans ses collections, ­soulignant les gloussements des enfants et la surprise des visiteurs quand ils la découvrent.

L’étonnement devrait se reproduire jusqu’à la fin du mois de mai au Centre Pompidou-Metz, où le tableau est prêté dans le cadre de ­l’exposition consacrée à Jacques Lacan. « C’était une évidence de l’avoir ici », expliquent Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, ­commissaires de « Lacan, l’exposition » consacrée au ­psychanalyste et psychiatre, mort en 1981 à l’âge de 80 ans. Une évidence puisque l’œuvre lui a appartenu pendant presque trente ans.

Remontons à l’origine de L’Origine : Gustave Courbet, qui a fait sensation avec les gigantesques Un enterrement à Ornans et L’Atelier du peintre, réalise le nu pour Khalil Bey, diplomate turco-égyptien et collectionneur de peintures érotiques (notamment du Bain turc, d’Ingres). Quelques années plus tard, un antiquaire l’achète. Puis le tableau erre d’une collection à l’autre, notamment jusqu’en Hongrie, où il est caché pendant la seconde guerre mondiale.

Un cache-sexe

En 1955, il est vendu à l’encan, et acheté par Lacan, pour un million cinq cent mille francs d’alors, en compagnie de son épouse, ­l’actrice Sylvia Bataille. Le couple l’installe dans sa maison de campagne de Guitrancourt (Yvelines), et l’accroche, comme le raconte Bernard Teyssèdre dans Le Roman de l’“Origine” (Gallimard, 1996), « dans la loggia qui surplombait, face au jardin, la grande salle où se donnaient les réceptions, fêtes et bals masqués. C’était à la fois un recoin et un lieu de ­passage où l’on n’avait pas à s’arrêter. Il faut y aller tout exprès, et on ne pouvait y aller seul sans avoir l’air de se cacher de tous ».

Surtout, Lacan a commandé au beau-frère de sa femme, l’artiste surréaliste André Masson, une œuvre : un panneau en bois coulissant, qui peut recouvrir la toile, et sur lequel est esquissé le tableau. Mais à Guitrancourt, le cache-sexe n’en est pas un. « Lacan estimait que ce qu’on cache, c’est ce qu’on voit le mieux », explique Marie-Laure Bernadac. Le psychanalyste n’a jamais écrit sur l’œuvre, ni fait mention de celle-ci dans ses séminaires. Mais le tableau de Courbet est une absence ­présente de son travail. La ­psychanalyse s’étant construite notamment autour de la question de la sexualité, la toile n’a pu que le séduire, notamment par sa dimension clinique. Jacques Lacan avait étudié toute sa vie la question du regard à laquelle L’Origine du monde fait écho. Selon Marie-Laure Bernadac, « l’œil de celui qui le regarde fonctionne comme un organe sexuel ».

Jacques Lacan possédait des œuvres d’art signées André Masson, Balthus, Zao Wou-ki, et des objets amérindiens achetés à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Mais plus que les autres, ce tableau aura été le témoin caché d’une révolution intellectuelle. A Guitrancourt venaient tous ceux qui, avec Lacan, réinventaient la pensée psychanalytique. « La monstration du Courbet était un rituel du déjeuner du dimanche, qui ne pouvait que laisser des traces dans l’esprit de ceux qui avaient eu cet honneur », raconte Bernard Marcadé, également ­biographe de Marcel Duchamp, qui établit un lien direct entre le Courbet et la dernière œuvre du plasticien, Etant donnés, une installation sous forme de peep-show.

Une notoriété récente, une censure latente

Mais si l’œuvre de Courbet compte parmi les plus célèbres de la peinture du XIXe siècle, sa notoriété est récente. Longtemps, elle n’a été connue que des historiens d’art et des connaisseurs. Mais après la mort de Lacan en 1981, quand il s’agit de régler ses frais de succession, ses héritiers la lèguent par dation à l’Etat et, en 1995, la toile rejoint les collections du Musée d’Orsay« Après près d’un siècle et demi à être vue dans une sphère privée, elle s’est transformée en une œuvre muséale », sourit Isolde Pludermacher.

Mais L’Origine du monde n’a pas fini de faire hausser les yeux. Un projet de timbre la reproduisant a sans cesse été repoussé par La Poste. Au fil des années 2010, un long procès a opposé Facebook à l’un de ses utilisateurs, qui s’était fait supprimer son compte pour avoir posté une image du tableau, la justice donnant raison à ce ­dernier. Nombreux sont les artistes à y faire référence, et notamment des plasticiennes, comme le montre le Centre Pompidou-Metz.

Dans un contexte actuel où la représentation des nus féminins par des artistes hommes est abondamment remise en question, une paix royale est laissée à Courbet. Cela pourrait-il changer ? Mi-décembre, une vive ­polémique a eu lieu au collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, après qu’une ­professeure de français a montré à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, montrant cinq femmes nues. Une œuvre somme toute bien chaste mais qui a ulcéré des élèves, qui ont fait remonter l­’affaire à leurs parents. Le collège en question se trouve à 3 kilomètres seulement de la maison de Guitrancourt. Une telle coïncidence. On se croirait chez Lacan.


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