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vendredi 5 janvier 2024

Enquête Stress post-traumatique chez les pompiers : «On absorbe le malheur des gens et nous, on n’a rien pour le recracher»




par Zachary Manceau, Maylis Ygrand et Manon Louvet publié le 31 décembre 2023 

Confrontés à des événements hors-norme et victimes de troubles traumatiques graves, des soldats du feu témoignent d’un manque de prise en charge et de l’indifférence de leur hiérarchie dans un secteur peu enclin à l’introspection.

«Au secours ! Venez nous chercher, on va crever !» Trois ans après, Guillaume B. est encore hanté par ces appels désespérés, le ramenant sans cesse à ce jour de 2020 où trois de ses coéquipiers se sont retrouvés piégés dans une usine en feu. Le sapeur-pompier du Grand Ouest parviendra à les sauver, mais y laissera, selon ses mots, «une part de lui-même». Pourtant rompu aux missions éprouvantes, il n’en reviendra pas. L’intervention de trop, le produit d’une accumulation de traumatismes liés à sa profession ? Si le pompier est incapable de mettre un mot sur son mal, c’est son corps qui parle. Chutes de tension, maux de tête, insomnies, reviviscences : le trouble s’insinue dans toutes les sphères de sa vie professionnelle et intime. Un an après les premiers symptômes, Guillaume B. est mis en arrêt de travail. Mais, comme d’autres, il devra retourner au feu, traînant son malaise comme un boulet, faute de suivi adéquat.

Risques mortels, situations hors-norme, ultraviolence physique et sociale… Le quotidien des sapeurs-pompiers est par définition traumatique. Ils sont ceux qui vont où personne ne va, qui voient ce que peu sont capables de supporter. Pourtant, le suivi psychologique des soldats du feu reste parcellaire, variant selon les statuts et les affectations, laissant une large partie de la profession cabossée et livrée à son sort, comme nous l’ont raconté plusieurs d’entre eux. Ce faisant, ils brisent aussi un tabou, dans un milieu caporalisé, peu habitué à l’introspection et l’examen de ses failles.

«Un pompier sur trois est touché»

«J’en ai perdu ma vie». C’est ainsi qu’Eric Gouvernet résume cette intervention fatidique du 22 mai 2017. Ce jour-là, le pompier professionnel sétois arrive le premier sur un accident de la route où cinq personnes agonisent sous ses yeux. «Ma vision se refermait et j’avais l’impression de sortir de la scène. J’en devenais spectateur.» On appelle ça «l’effet tunnel». Le pompier va néanmoins au terme de l’intervention. Les jours suivants, il perd peu à peu le contact avec la réalité. «Je n’arrivais plus à passer les vitesses dans la voiture, je laissais le robinet ouvert…» Il ne le sait pas encore à ce stade, mais il affronte la phase dite de «stress aigu». Elle s’étend sur les trente jours consécutif à un choc psychologique. Au-delà, si ce stress aigu n’est pas traité et que les symptômes persistent, on peut parler de «trouble de stress post-traumatique», ou «TSPT». Selon une étude américaine publiée en 2018, entre 7 % et 30 % des sapeurs-pompiers souffrent de symptômes de ce type. Une fourchette large, représentative de la situation en France ? «On est bien au-delà des 7 %, assure pour sa part Sophie Haras, experte psychologue au sein du Service départemental d’incendie et de secours (Sdis) de Haute-Garonne. Dans mon département, j’estime qu’un pompier sur trois est touché.»

Face à ce fléau, tous les sapeurs-pompiers ne sont pas logés à la même enseigne. Dans le secteur civil – les pompiers volontaires et professionnels –, le TSPT n’est pas reconnu comme une maladie professionnelle, à la différence des pompiers militaires – à l’instar des brigades de Paris et Marseille – pour qui c’est le cas depuis 2013. L’armée a ainsi mis en place de véritables protocoles. Grâce à un médecin au fait de ces techniques, Gouvernet, le pompier sétois, a décidé de suivre des séances d’«EMDR», abréviation anglaise désignant une thérapie de «désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires». «C’est une des seules psychothérapies dont on a une preuve scientifique de l’efficacité», assure Chloé Bourdon, psychiatre quimpéroise, experte en la matière. Une étude de l’Inserm publiée en janvier 2023 l’a d’ailleurs confirmé, mais la pratique reste encore largement méconnue des praticiens.

Les agressions en mission

Pendant sa convalescence, Eric Gouvernet réalise qu’il n’est pas seul. Et notamment après la parution de son livre, Blessure d’âme d’un soldat du feu (éd. L’Harmattan), en 2020. «Je me suis rendu compte que nous étions nombreux à vivre les mêmes douleurs psychiques.» Et de noter un nouveau dénominateur commun : la confrontation quotidienne à la misère sociale. «Quand vous intervenez à 2 heures du matin pour un enfant qui ne respire pas, et que vous vous apercevez qu’en fait, il dort par terre, c’est violent, illustre Sébastien Delavoux, délégué CGT. Quand vous voyez des gens qui donnent à manger à leurs animaux mais qui ne mangent pas eux-mêmes, c’est déprimant.»Stéphane Saison, ex-pompier militaire parisien, diagnostiqué d’un TSPT en 2006 suite à l’effondrement d’un entrepôt dans lequel un collègue a péri et l’autre est ressorti paralysé, résume à sa manière le désemparement : «On est les buvards de la société, on absorbe au quotidien le malheur des gens et nous on n’a rien pour le recracher.»

«Aujourd’hui, je vis sur mon bateau, loin de tout, parce que je ne peux plus supporter le bruit, les cris, le sang, la violence…»

—   Philippe Vorkaufer, ex sapeur-pompier diagnostiqué d’un TSPT en 2019 

A ceci s’ajoutent les dégradations des conditions de travail des pompiers, qui se traduisent par les agressions en mission : près d’une centaine par mois, selon une note du ministère de l’Intérieur datée de 2022, chiffre que les syndicats de pompiers disent en deçà de la réalité, toutes les altercations ne se traduisant pas par des plaintes. Le contexte social, là encore, n’aide pas : André Goretti, président de la Fédération autonome des sapeurs pompiers professionnels, qui revendique près de 6 000 adhérents, se réfère au climat particulièrement tendu l’été dernier lors des émeutes qui ont éclaté après la mort du jeune Nahel M., tué par un policier lors d’un contrôle. «Des pompiers se sont retrouvés piégés à l’intérieur de véhicules où on leur jetait des cocktails molotov, raconte-t-il. Certains ont craqué, et ont été mis en arrêt maladie. Mais pour les autres, le contrecoup vient des jours ou des semaines après.» C’est le cas de Philippe Vorkaufer, ex sapeur-pompier diagnostiqué d’un TSPT en 2019. Au cours de sa carrière, ce Breton a subi trois violentes agressions. La dernière sera celle de trop. Blessé par un individu sous emprises de stupéfiant, il quitte la profession : «Aujourd’hui, je vis sur mon bateau, loin de tout, parce que je ne peux plus supporter le bruit, les cris, le sang, la violence…»

«Je me cachais parfois pour pleurer»

Pour beaucoup, la démission ou le repli sur soi semblent être les seules options disponibles quand parler de santé psychique se révèle tabou dans les casernes. «On n’a pas le droit de mettre un genou à terre, résume Stéphane Saison, le pompier parisien. Il ne faut surtout pas être catalogué parmi les “faibles”. Le problème, c’est que si l‘on n’en parle pas, on ne peut pas se soigner.» Philippe Vorkaufer le confie : «Je me cachais parfois pour pleurer pendant les interventions parce que je n’en pouvais plus.» Une omerta nourrie par une hiérarchie mutique, par crainte d’une «contamination» de stress post-traumatique au sein des équipes. Le syndicaliste Sébastien Delavoux raconte ainsi avoir accompagné un agent en grande souffrance pour s’en ouvrir auprès de son directeur de SDIS. «Pour seule réponse, on nous a expliqué qu’il n’était “pas question que le mec soit payé à rester chez lui”.» Ce silence imposé a des répercussions graves pour les concernés : conduites addictives, dépressions, qui entraînent ensuite problèmes financiers et familiaux… «Ça m’a coûté un divorce et un déménagement», résume Saison. Le TSPT est médicalement connu pour générer d’autres souffrances, jusqu’au suicide. Fin mars, suite à la tentative d’en finir d’un des leurs, les sapeurs-pompiers d’Indre-et-Loire dénonçaient un «management toxique» dans un contexte anxiogène d’«agressions et de surcharge de travail».

Pour les spécialistes de la santé mentale, le TSPT doit être reconnu comme maladie professionnelle auprès de tous les pompiers, peu importe leur statut. «Cela permettrait de vraies prises en charge, de vraies lignes de conduite, d’avoir derrière une indemnisation et une revalorisation des agents», détaille Sophie Haras. Car dans le cadre d’un arrêt maladie, les sapeurs-pompiers professionnels perdent leurs primes. Et, au bout de quatre-vingt-dix jours, s’ils n’ont pas de mutuelle, ils voient leur salaire divisé par deux. En outre, la durée maximale d’un arrêt maladie ne peut excéder trois ans.

«Suicidé en direct au téléphone»

Ainsi, dans quelques mois, Guillaume B. sera donc contraint de retourner au feu. «Si le TSPT était reconnu comme maladie professionnelle, je pourrais être mis en invalidité», regrette-t-il. Eric Gouvernet le rejoint sur ce point. Après trois ans d’arrêt, lui aussi a dû revêtir à nouveau son uniforme. Brisé mais contraint : «Je n’en pouvais plus de la paperasse [pour justifier de son état de santé, ndlr]… C’est comme ça qu’ils nous poussent à revenir. Mais si j’avais pu, je n’aurais pas repris. J’ai été complètement abandonné par l’administration», déplore-t-il. «Il y a une pression et une volonté politique de qualifier les accidents du travail en maladies ordinaires»,dénonce Philippe Vorkaufer. Une pratique qui réduit le temps de prise de charge de la pathologie. Avec de lourdes conséquences : «On perd des agents car ils ne sont plus en capacité de travailler et qu’ils n’ont pas la reconnaissance accident du travail, ajoute-t-il. Ils perdent alors leurs droits et partent en retraite sans avoir suffisamment cotisé, avec des niveaux de retraite trop bas pour vivre dignement».

«Il y avait ce jeune opérateur qui a gardé au téléphone pendant vingt-six minutes une femme bloquée sous des corps dans le Bataclan. Personne n’a songé à le faire bénéficier d’une aide psychologique.»

—  Philippe Boutinaud, à la tête de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris de 2015 à 2017

Les traumatismes psychiques ne sont pas l’apanage de ceux qui «montent au front» – ils touchent aussi les agents des centres d’appels, premiers maillons de la chaîne d’urgence. Bien qu’ils restent à la caserne, ce sont eux qui prennent de plein fouet la détresse des appelants. «Ils développent un sentiment d’impuissance parce qu’ils n’agissent pas directement, alors que, pourtant, ils vont suivre l’intervention», précise Sophie Haras. Ces appels, certains opérateurs ne les oublient jamais : «Un jour, un homme s’est suicidé en direct au téléphone avec moi. Il s’est foutu une balle dans la tête. Pendant deux mois, j’avais ce gars qui me téléphonait», se remémore Laurent (1), sapeur-pompier au centre d’appels de Perpignan. Il cite aussi cette collision entre un bus scolaire et un TER, en 2017. Le bilan est très lourd (six morts), un soutien psychologique est mis en place. «Mais ils ont oublié́ de prendre en charge les gens qui étaient dans la salle d’appel…»

Là encore en avance sur leurs collègues civils, les pompiers militaires s’efforcent d’améliorer la prise en charge des opérateurs téléphoniques. Le général Philippe Boutinaud, à la tête de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris de 2015 à 2017, explique que les attentats ont provoqué une prise de conscience : «Il y avait ce jeune opérateur qui a gardé au téléphone pendant vingt-six minutes une femme bloquée sous des corps dans le Bataclan. Personne n’a songé à le faire bénéficier d’une aide psychologique. On partait du principe que la souffrance objective, c’était celle des sauveteurs entrés dans la salle de concert. Pas celle de ceux qui avaient pris les coups de fil.»

Instauration d’un grade de psychologue

Après la vague d’attentats, le gradé a systématisé les échanges avec un psychologue pour chaque agent après une intervention traumatique. Une exception qui confirme la règle : l’absence de prise en charge reste la norme dans le reste de la France. «Lors de la tempête Xynthia [en 2010], un psy volontaire était disponible pour 900 agents…», se souvient un opérateur. Presque quinze ans plus tard, ce constat n’a pas changé, selon Sophie Haras, qui, en Haute-Garonne, voudrait instituer une séance d’accompagnement psychologique tous les ans pour chaque pompier. «Mais avec un poste d’agent territorial et cinq volontaires pour 3 000 agents, nous n’en avons simplement pas les moyens humains.» En France, selon les derniers chiffres disponibles, on décompte moins de 500 psychologues pour les quelque 252 700 sapeurs-pompiers en exercice. «Cela reflète l’importance que les SDIS donnent aux blessures psychiques», fustige Laurence Auvert, présidente de l’Association européenne de psychologie sapeurs-pompiers (AEPSP). Leur prise en charge dépend donc du volontarisme de chaque Sdis, d’où une grande disparité des pratiques selon les casernes. Certains optent pour l’embauche des psychologues au titre d’agents territoriaux, à temps plein ou partiel. La plupart des casernes se tournent vers des psychologues volontaires, qui interviennent sur leur temps libre.

Laurence Auvert, elle, réclame l’instauration d’un grade de psychologue chez les sapeurs pompiers, au même titre que médecins, infirmiers ou encore vétérinaires. «Le grand perdant est surtout le pompier en bout de chaîne, regrette la psychologue. La création de ce grade permettrait d’uniformiser les pratiques», et de mettre fin à ce qui représente, de facto, une inégalité d’accès aux soins. Contacté, le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais Didier Pourret, conseiller auprès du directeur de la Sécurité civile et de la gestion des crises, assure qu’un observatoire sur la santé mentale des sapeurs-pompiers est en train d’être mis en place : «Nous n’avons pas encore d’étude fiable en France. Nous avons besoin de chiffres...» Les premiers résultats sont attendus d’ici deux ans.

(1) Le prénom a été modifié.

 

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