Par Célia Laborie Publié le 25 novembre 2023
Explorer sa sensualité dans un cadre bienveillant, ouvert à tous les corps et à toutes les orientations, c’est ce qu’a proposé, une nuit d’octobre, le collectif La Licornerie, en Seine-Saint-Denis. Une soirée libertine dont le maître mot est « consentement », et où le sexe passe au second plan.
Après avoir poussé la porte d’un pavillon d’une ville de Seine-Saint-Denis, en ce pluvieux samedi d’octobre, les convives s’installent timidement autour de la table basse du salon, où leurs hôtes ont pris soin de disposer des briques de jus de raisin, un fondant au chocolat fait maison, des paquets de chips tortillas. « Mesdames, messieurs, mes non-binaires, nous allons pouvoir passer à l’autre salon », propose, dans un grand sourire, Romain (certains prénoms ont été modifiés), barbe de trois jours, jean et chaussons en forme de licorne. Les festivités vont pouvoir commencer. Goûter d’anniversaire pour adultes ? Pas du tout. Si une vingtaine d’inconnus de 25 à 55 ans sont réunis ici, c’est pour un atelier d’initiation aux valeurs du « sexpositive », proposé par le collectif La Licornerie.
Directement inspiré du féminisme prosexe des années 1980, ce mouvement né aux Etats-Unis dans les années 1990 promeut l’exploration de la sexualité dans un cadre bienveillant, ouvert à tous les corps, tous les fantasmes et toutes les orientations sexuelles.
Les participants s’assoient en cercle dans la playroom (« salle de jeux »), grande pièce jonchée de matelas recouverts de draps bordeaux, avant de présenter tour à tour les raisons de leur venue. Flora, 33 ans, créoles dorées aux oreilles et chemisier rose poudré, explique être ici pour « connaître des outils liés au consentement et pouvoir les utiliser dans la vie de tous les jours ». Jonas, silhouette élancée et cheveux vert fluo, évoque sa volonté d’« explorer la sexualité de groupe », dans un espace où il sait qu’on « respectera [s]es limites ».
Règles bien précises
Peut-on vraiment concevoir un libertinage safe ? Pour permettre à chacun de se sentir en sécurité, une série de règles bien précises doivent être posées en préambule par Auréole (c’est son surnom dans le milieu sexpositive), coanimatrice des ateliers du jour. « Ici, on utilise le féminin neutre. Par exemple, j’espère que vous êtes toutes contentes d’être là », explique-t-elle, d’un ton didactique. La vingtenaire aux cheveux courts ajoute que, cette après-midi-là, « ni la nudité ni la sexualité » ne sont autorisées. Après 18 heures, ceux qui veulent aller plus loin pourront poursuivre l’expérience avec une soirée « sensuelle », réservée aux personnes ayant déjà suivi un atelier sur le consentement. Les partenaires pourront rester dormir sur place, jusqu’au cercle de clôture du lendemain.
L’objectif de cette après-midi, c’est d’abord d’aiguiser le sens du consentement à travers différents exercices. Romain se lève pour nous montrer l’exemple et demande à Auréole : « Est-ce que tu as envie d’un câlin ? » Auréole fait semblant d’hésiter, puis répond dans un grand sourire : « Plutôt non. » « Merci pour ton non », rétorque Romain avec sérénité. « Il faut voir le non comme un cadeau », explique-t-il aux participants, invités à se mettre en binôme à leur tour pour formuler des demandes et s’entraîner à accepter le refus avec gratitude.
Dans le monde du « sexpo », des principes clairs encadrent la notion de consentement. L’accord donné pour une interaction physique doit être éclairé, explicite, adressé librement, enthousiaste… Et reste révocable à tout moment. Autre usage primordial : surtout, s’abstenir de « faire une demande si on n’est pas à l’aise avec l’idée de recevoir un refus », insiste Romain.
Lors d’un atelier, les participants sont invités à réfléchir aux moments où ils ont cédé sur leur consentement. Un sujet qui résonne particulièrement chez Flora, qui travaille dans le cinéma et s’est initiée au « sexpositive » il y a un an. « J’ai été violée quand j’étais adolescente. J’ai commencé à m’intéresser au sexpositive pour me réapproprier mon corps et mon désir. J’y ai trouvé un espace où l’approche des corps est différente, où il n’y a pas d’oppression, où on peut vraiment s’exprimer en tant que femme », résume-t-elle d’un ton résolu, assise en tailleur sur un matelas. Une expérience à l’opposé de celle des clubs libertins dont elle a poussé la porte il y a quelques années. « J’étais mal à l’aise, tous les regards étaient sur moi, je me suis sentie comme une proie », se souvient la trentenaire, qui s’intéresse beaucoup au féminisme et à la remise en question du « couple hétéro traditionnel ».
« Un tas humain chaud et ronronnant »
En France, la mouvance « sexpo » prend une ampleur nouvelle dès la fin des années 2010, avec le mouvement #metoo, dans une société prenant progressivement conscience de l’ampleur des violences sexuelles. Comment réapprendre à se désirer, à se toucher ? C’est autour de ces questionnements qu’émergent des collectifs comme Les Chatonnades, Love Experience et Les Chahuteuses, créatrices des soirées « tendresse et pyjama ». Loin, très loin de l’univers sulfureux du monde libertin, ils mettent en place une esthétique douce, faite de couleurs pastel et de mots bienveillants.
C’est dans cet objectif que Romain et ses amis reçoivent chez eux, à La Licornerie, dans une colocation créée en 2021 par quatre adeptes du « sexpositive ». Tous les week-ends, ils accueillent des orgies consenties, des groupes de parole en non-mixité ou encore des soirées « liquid love », moments de « sensualité de groupe » où l’on s’enduit d’huile avant de se caresser les uns les autres. Pour accéder à un événement, il faut remplir un formulaire, faire part de ses intentions, de son expérience du monde « sexpo ».
Une fois l’atelier terminé, place à la soirée « sensuelle ». Romain a installé une lumière violette dans la playroom. Quelques personnes ont poussé la porte de la maison, posant sur la table du salon un paquet de madeleines industrielles ou une bouteille de soda. Ici, ni l’alcool ni la prise de psychotropes ne sont autorisés, quête du consentement éclairé oblige. Marie, robe d’été assortie à ses chaussettes à fleurs, prévient : « Je n’irai pas forcément jusqu’à de la sexualité ce soir, mais peut-être jusqu’à de la sensualité. J’adorerais faire un panier de chat », avance-t-elle, avant de préciser pour les néophytes : « C’est un tas humain chaud et ronronnant. » Les autres acquiescent, visiblement conquis par cette perspective. Après un nouveau rappel des règles du consentement, Romain propose un « temps de déshabillement sacré », invitant les participants à se mettre en binôme pour enlever ou mettre un vêtement « en y mettant une intention pour le reste de la soirée ».
Marie commence par enlever ses chaussettes, avant de faire tomber la robe pour se retrouver en sous-vêtements noirs. « Je suis en obésité, j’ai longtemps détesté qu’on me regarde. Mon intention, ce soir, c’est d’accepter mon corps, de ne pas me sentir mal à l’aise en le montrant », confie la gestionnaire de projets dans l’informatique, qui s’est initiée au « sexpositive » il y a un an. Ces temps-ci, elle traverse une période difficile, avec « pas mal de deuils à faire », et est venue dans le but de prendre soin d’elle : « Pour moi, c’est comme réserver un massage », assure-t-elle. Parmi ces corps d’inconnus, elle vient chercher « de la douceur, de la tendresse ». « Je ne ressens que rarement le besoin d’avoir du sexe avec des gens. Mais partager des moments d’intimité, pour moi, c’est un véritable besoin », insiste-t-elle.
La nuit est tombée, certains corps se mêlent progressivement. Romain et Auréole ont amené deux boîtes en plastique remplies de flacons de lubrifiant, de préservatifs, de digues dentaires (utilisées pour éviter la transmission d’infections sexuellement transmissibles lors de pratiques orales). Ils resteront dans les parages pour vérifier que tout se passe bien et se rendre disponibles si certains ont besoin de discuter.
Autre chose que du sexe
Certaines participantes ont prévenu au début de la soirée : même si elles peuvent être attirées par les hommes, ce soir-là, elles préfèrent ne pas interagir sexuellement avec « des personnes ayant un pénis ». Quelques-unes d’entre elles vont s’isoler dans un coin de la salle de jeux pour s’enlacer, les yeux couverts d’un masque de nuit en soie. Plus tard, Jonas s’adonne au sexe en trouple avec enthousiasme, tandis que Marie discute tendrement avec un jeune homme à lunettes, emmitouflée sous une couverture à motifs bleus.
Faute de connexion particulière avec une partenaire, Akram (le prénom a été modifié), pantalon de jogging gris et tee-shirt orange vif, est retourné s’asseoir dans l’autre salon pour discuter avec Romain. A 34 ans, après plusieurs relations de couple de longue durée, il se dit « en pleine période de déconstruction » et tente de repenser sa façon de voir les relations intimes. « Je suis musulman d’origine indienne. Le modèle de base autour de moi, c’est qu’on te choisit ta femme, tu te maries, et voilà. Les relations que j’ai vues autour de moi ne me conviennent pas, il y avait toujours des rapports de force, comme si l’un acceptait d’être moins heureux pour contenter l’autre », observe-t-il.
Venu sans attentes particulières, il retiendra surtout les préceptes énoncés pendant les ateliers sur le consentement. « Depuis #metoo, ce sont des questions qu’on se pose beaucoup. Dans mon quartier, j’ai grandi en voyant des mecs siffler des filles dans la rue. Moi, je suis très sensible, j’ai peur de m’imposer. Mais si on a tous peur de parler, il ne se passe jamais rien. Le fait de ne pas avoir peur de formuler ses désirs, de traiter le refus avec gratitude, c’est un super outil, ça permet de ne pas prendre les choses personnellement. Même si ce n’est pas facile à appliquer », admet-il, pensif.
Une partie des convives finissent par s’endormir dans la playroom, blottis par grappes les uns contre les autres. Le dimanche matin au réveil, Romain et Auréole les invitent à s’asseoir une dernière fois tous ensemble pour le « cercle de clôture », autour de tasses de café et de pains au lait. « Quand on a été dans une bulle avec beaucoup de tendresse, on peut se sentir un peu vide dans les jours qui suivent. N’hésitez pas à prendre soin de vous, à vous emmitoufler dans un plaid », conseille Auréole, assise torse nu face à la table du petit déjeuner. Akram lève la main, il admet s’être senti « un peu mal à l’aise face à l’usage du féminin neutre », comme s’il y avait ici « un soupçon de prédation envers les hommes ».
Marie, les yeux encore un peu endormis, se sent apaisée. « J’ai vécu de beaux moments. Quand on fait des câlins, qu’on regarde une personne dans les yeux pendant une heure, ça peut être mieux que le sexe », constate-t-elle. Flora, qui a remis sa grosse doudoune à fleurs, acquiesce : « Finalement, dans ces espaces, on apprend beaucoup de choses, mais c’est assez rare d’avoir de la sexualité. » Au fil des rencontres, la trentenaire y a trouvé autre chose, et notamment des méthodes pour apprendre à poser ses limites avec ses partenaires. « Depuis quelque temps, j’arrive plus facilement à dire non, à interrompre un rapport sexuel si je n’ai plus envie. Je trouve ça sexy de demander : “Est-ce que tu as envie que je t’embrasse, que je te touche… ?” », observe-t-elle. Une chose est sûre : dans cette playroom couverte de matelas et de couvertures, elle se sent « totalement en sécurité ».
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