Publié le 25 novembre 2023
Dominique Méda est professeure de sociologie, directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (université Paris Dauphine-PSL).
CHRONIQUE
Enquêtes et sondages démontrent l’inanité des jugements portés sur « la jeunesse », dont les attentes et les opinions sont aussi diverses que celles des autres générations, affirme la professeure de sociologie dans sa chronique.
L’idée semble largement partagée : les jeunes n’accorderaient plus d’importance au travail, ne voudraient plus travailler, en un mot, seraient des flemmards – témoignant ainsi du déclin de la « valeur travail » dans notre société. Les générations Y et Z seraient dotées de caractéristiques spécifiques, porteuses d’aspirations radicalement différentes de celles des générations précédentes.
La réalité est nettement plus complexe et nuancée, comme l’ont montré les travaux présentés lors des rencontres organisées par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), le 21 novembre.
Ceux-ci ont d’abord permis de rappeler que les critiques envers la jeunesse ne sont pas nouvelles : en 1972, une enquête menée par des chercheurs du Centre d’études de l’emploi et du travail rapportait déjà que les employeurs se plaignaient de ne plus trouver chez cette main-d’œuvre « les qualités d’amour du travail, d’ambition et de sérieux qui, à les en croire, caractérisaient les générations précédentes ».
En 2008, une vaste recherche européenne avait permis de constater l’existence de stéréotypes et de préjugés identiques à l’endroit des jeunes de la part des employeurs et des générations plus anciennes. A presque quarante ans d’intervalle, les deux enquêtes avaient pourtant mis en évidence que les jeunes accordaient plus d’importance au travail que les plus âgés, que leurs attentes étaient similaires – tout comme ces derniers, ils souhaitaient un travail intéressant, une bonne ambiance de travail et bien gagner leur vie –, mais que ces attentes étaient encore plus fortes.
Groupes hétérogènes
C’est toujours le cas aujourd’hui, contrairement à ce qu’affirment les discours soutenant que le Covid-19 aurait provoqué une rupture. En octobre, une enquête Harris Interactive a posé aux moins de 30 ans la question classique des sondeurs lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’importance accordée au travail : « Que feriez-vous si vous n’aviez pas besoin d’argent pour vivre ? » 77 % continueraient à travailler. Parmi ceux-ci néanmoins, 28 % changeraient de métier.
Cette réponse invite à s’intéresser aux conditions concrètes d’emploi et d’insertion des jeunes sur le marché du travail, ce que permet de faire la très riche enquête « Génération 2017 » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications. Ses résultats, présentés par Dominique Epiphane et Julie Couronné lors des rencontres de l’Injep, ont permis de mettre en évidence un autre élément essentiel : loin d’être une catégorie uniforme, la jeunesse est constituée, au contraire, de groupes très hétérogènes, dont le rapport au travail dépend étroitement des conditions d’emploi.
Certes, une majorité de jeunes attachent de l’importance à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Il s’agit en réalité d’une revendication commune à toutes les générations, que l’on voit monter depuis plusieurs décennies à mesure que le taux d’emploi des femmes se rapproche de celui des hommes, que les difficultés de conciliation sont de plus en plus fortement ressenties et que le travail s’intensifie.
Mais la sécurité de l’emploi est bien plus mise en avant par les jeunes actifs que par les étudiants : en effet, bien que le niveau de formation des jeunes n’ait jamais été aussi élevé, leurs conditions d’insertion sur le marché du travail restent, pour une partie d’entre eux, difficiles, voire très difficiles. Pour rappel, le taux de chômage des jeunes de 18 à 24 ans est deux fois plus élevé que celui de la population active (17,6 %, contre 7,4 %) ; plus de la moitié des jeunes salariés de 15 à 24 ans sont en CDD, intérim, contrat aidé ou apprentissage ; le taux de pauvreté des jeunes est plus élevé que celui de toutes les autres classes d’âge, et la durée nécessaire pour trouver un emploi stable est de plus en plus longue.
Le critère du climat
C’est pour les non-diplômés que la situation est le plus grave. Ils composent une partie importante de ceux que l’on appelle les NEET (« Not in Education, Employment or Training »), soit 12,8 % des 18-24 ans. Pour eux, la durée d’obtention d’un emploi stable est encore beaucoup plus incertaine. Au point que, dans une recherche récente, l’économiste Bernard Gazier et ses collègues ont invité la France à prendre des mesures radicales et à revoir en profondeur son système d’éducation, en s’inspirant des pays qui font mieux qu’elle en Europe et parviennent à rendre plus faciles les transitions entre l’école et l’emploi, comme l’Allemagne ou la Suisse.
La diversité des trajectoires scolaires et d’accès à l’emploi interdit en réalité de parler d’une jeunesse homogène qui aurait les mêmes attentes vis-à-vis du travail et le même rapport à celui-ci. Les aspirations sont en effet conditionnées (et trop souvent limitées) par la position scolaire et les moyens financiers des familles. Yaëlle Amsellem-Mainguy a ainsi montré dans Les Filles du coin (Presses de Sciences Po, 2021) combien les aspirations des jeunes femmes de milieu rural étaient contrariées, y compris par l’éloignement des centres universitaires.
Elles sont aussi conditionnées par l’existence (ou l’inexistence) des types d’emploi espérés. L’enquête Harris Interactive citée plus haut révélait ainsi que sept jeunes sur dix pourraient renoncer à postuler dans une entreprise qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux. De fait, la grande masse renonce à ce critère, faute de postes appropriés en nombre suffisant.
Cessons de répéter que les jeunes ne veulent plus travailler. Alors que leur niveau d’éducation n’a jamais été aussi élevé, les attentes légitimes qu’ils placent dans le monde du travail ne sont pas satisfaites, d’où une véritable désillusion. N’ajoutons pas aux angoisses que suscite le changement climatique des reproches infondés. Tentons plutôt de créer les emplois qui permettront à tous les jeunes de participer à ce gigantesque chantier qu’est la réparation de notre monde.
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