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mardi 12 septembre 2023

Nos enfants nous appartiennent-ils ?

Darons daronnes


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Evidemment, ce titre est provocateur. Nos enfants ne nous appartiennent pas. Ils naissent libres et égaux en droits. Nous avons à leur égard un certain nombre de devoirs, qui ont été explicités en 1989 dans la Convention internationale des droits de l’enfant.

L’espoir de nombreux parents est de voir leur enfant devenir autonome, d’être un jour témoins de sa pleine intégration dans le monde. D’ailleurs, « mettre au monde », n’est-ce pas déjà accepter ce destin dans les mots ? A peine né, l’enfant nous file entre les doigts, il prend sa place dans le cosmos.

Voilà pour la théorie, et pour l’envolée lyrico-mielleuse du jour. Mais concrètement, quand ce petit être nu nous jette son premier regard, quand on lui enfile laborieusement son body et qu’on renifle ses cheveux au lait caillé, est-il vraiment possible de ne pas s’écrier, en son for intérieur, « mon bébé ! » ? A la naissance de ma fille aînée, encore accrochée à des principes qui m’évitaient le trop-plein d’angoisses, je me forçais à ne jamais dire « ma petite chérie » ou « mon joli bébé », j’omettais le pronom possessif, comme si la disparition syntaxique de la possession suffisait à effacer son existence psychique. Je n’ai plus ces prévenances avec mon troisième enfant, que nous tentons ouvertement, mon compagnon et moi, de garder bébé le plus longtemps possible – sans succès.

Je me souviens aussi que nous étions exaspérés par les conseils bien intentionnés d’inconnus dans la rue : « Il faut la couvrir ! », « elle a le soleil dans les yeux »… Nous étions tentés de les envoyer bouler : « C’est mon enfant ! Je fais ce que je veux ! » Nous expérimentions les premiers agacements de cette fameuse parentalité sans cesse soumise au jugement des autres.

Le seul moment où ce jugement cesse pour de bon, c’est quand on ferme la porte de chez soi. Sauf dans le dernier roman d’Amélie Cordonnier, En garde (Flammarion, 240 pages, 20 euros). L’écrivaine est partie d’une expérience personnelle qui fait froid dans le dos. En 2020, son mari et elle ont fait l’objet d’une dénonciation anonyme. Quelqu’un a téléphoné au 119, la ligne de la protection de l’enfance, pour les accuser de maltraitance sur leurs deux enfants pendant le confinement. S’en est suivie une enquête. Amélie Cordonnier et sa famille ont été convoquées à un rendez-vous au centre d’action sociale, où tout le monde a été entendu par une assistante sociale – d’abord ensemble, puis les enfants de 7 et 14 ans ont été interrogés sans leurs parents.

De cet événement, qui a provoqué en elle « le choc et l’effroi », comme elle me le raconte par téléphone, Amélie Cordonnier a tiré un « thriller domestique ». Un livre dans lequel on bascule à notre tour dans l’effroi, sans savoir avec certitude où s’arrête le récit de faits réels et où commence la fiction. L’écrivaine s’est inspirée de ce reportage glaçant (et pas du tout fictionnel, malheureusement) de nos correspondants du Monde en Chine en 2020, sur les faux « cousins » chinois qui s’invitent dans les familles ouïgoures, pour les surveiller et vérifier qu’ils sont bien sinisés. Une semaine par mois, ils mangent avec eux, dorment avec eux, interrogent les enfants. Pire qu’une dystopie.

Dans le roman, un assistant social, qui se fait appeler « Cousin », débarque chez eux pour des visites à l’improviste. Petit à petit, il s’installe. Un jour, il jette toutes les sucreries à la poubelle. Les Granola cœur extra-moelleux, les Têtes brûlées, les barres protéinées aux amandes, tout a disparu des placards au retour de la narratrice.

C’est une ingérence, une invasion même, au nom de la bonne parentalité. Et c’est, pour ces parents qui pensaient tenir ensemble un foyer, une dépossession. La narratrice constate que l’assistante sociale qui les convoque « évite consciencieusement l’adjectif possessif, dit les enfants, et non vos enfants, comme s’ils n’étaient déjà plus les miens ».

Nos enfants nous appartiennent-ils ? Je ne garantis pas que je vais lire son livre (c’est très long et intelligent), mais j’ai trouvé intéressant l’entretien que le sociologue Bernard Lahire a accordé à L’Obs à l’occasion de la parution des Structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 1668 pages, 32 euros). Il dit ceci : « L’enfant humain grandit universellement dans [un] rapport durable de dépendance-domination, pour ses besoins matériels et affectifs, et cela a forgé la matrice centrale de nos sociétés. Certains psychanalystes ont bien perçu quelque chose de ce schéma omniprésent dans toutes nos structures sociales et nos systèmes de croyances mais ne l’ont pas systématisé. Or la protection parentale constitue la base de tous les systèmes de domination. »

Ce système de domination que le professeur de sociologie constate, la pédopsychiatre Laelia Benoit le dénonce, dans un bref essai qui paraît le 8 septembre (Infantisme, Seuil, 72 pages). Elle pourfend avec véhémence une discrimination qu’elle nomme « infantisme », à partir du concept américain de childism : « Un préjugé envers les enfants fondé sur la croyance qu’ils appartiennent aux adultes et qu’ils peuvent (voire qu’ils doivent) être contrôlés, asservis ou supprimés pour satisfaire les besoins des adultes. » L’infantisme, explique Laelia Benoit, s’exerce à tous les niveaux, depuis le fameux time-out, qui consiste à isoler son enfant pour qu’il se calme, jusqu’aux réactions politiques face aux jeunes militants du climat. Moquerie, commisération, admiration béate devant ces adolescents qui se révoltent : toutes ces réactions relèvent de notre incapacité à les considérer « comme des acteurs-clés de décisions environnementales qui les concernent au premier ordre ».

Que faire, selon elle ? Eduquer nos enfants et nous-mêmes à nos « besoins émotionnels ». La chercheuse au Yale Child Study Center prône aussi un droit de vote dès la naissance et une meilleure valorisation des métiers de l’enfance. Je ne suis pas convaincue par toutes les thèses de l’ouvrage, mais il invite à porter sur nos enfants un regard respectueux et égalitaire. Ce qui n’empêche nullement, me suis-je autorisée à penser au bout de toutes ces années, de susurrer au creux de leur oreille « ma petite chérie ».


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