par Emmanuel Fansten publié le 13 septembre 2023
Une tragédie peut en cacher une autre. Le 24 mars 2022, cinq Français d’une même famille sautent à tour de rôle du septième étage de leur immeuble de Montreux, en Suisse, où ils s’étaient installés quelques années auparavant. Une femme de 41 ans d’abord, puis sa sœur jumelle, la fille de 8 ans de cette dernière, son fils de 15 ans, et enfin son mari, le père des deux enfants. Seul l’adolescent a miraculeusement survécu à la chute. Ce sidérant fait divers sert de point de départ à un passionnant et troublant livre de la journaliste du Monde Ariane Chemin, qui tente d’en percer les mystérieux ressorts. Avec un angle singulier et largement ignoré par la presse, qui a pourtant abondamment traité l’affaire : les jumelles suicidées sont les petites-filles de l’écrivain Mouloud Feraoun, lui-même assassiné en 1962 par l’OAS, juste avant la signature des accords d’Evian qui mirent fin à la guerre d’Algérie. «Si elles avaient été les petites filles d’Albert Camus, tout le monde aurait exploré cette généalogie», estime Ariane Chemin, attablée à une terrasse du Quartier latin, à Paris. Convaincue de l’importance déterminante d’une telle ascendance, elle s’est donc appliquée à tisser les deux drames, enquêtant sur l’un pour mieux comprendre l’autre, comme si ces événements survenus à soixante ans d’écart étaient indissociables.
Des silhouettes fantomatiques et insaisissables
Fidèle héritière du nouveau journalisme, l’autrice puise dans le récit littéraire, met en scène ses propres recherches et s’autorise des interprétations subjectives, mais n’invente rien et s’en tient aux faits, si décousus soient-ils. «Je ne suis pas romancière, souligne-t-elle. Jamais je n’ai voulu combler les interstices de mon ignorance.»Sobre et fouillé, son livre est d’abord une enquête minutieuse sous-tendue par cette question lancinante : comment une famille entière en est arrivée à se jeter dans le vide, sans autre bruit que celui des corps qui s’écrasent sur le bitume ? «Nous ne savons rien du saut, mais tout des chutes», lui confie un policier suisse quand elle commence à s’intéresser au dossier. Pas à pas, la journaliste retrace alors l’itinéraire des victimes, à l’affût du moindre indice susceptible d’éclairer leur geste, scrutant partout ce «divin détail»cher à l’écrivain Vladimir Nabokov, lui aussi inhumé dans la paisible cité suisse. Comme les faits-diversiers qui ont enquêté dans le sillage du drame, elle se penche sur le profil du père de famille, Eric David, brillant polytechnicien passé par France Télécom, le ministère du Budget et le Quai d’Orsay avant de s’installer à son compte comme consultant en sécurité informatique. Sa passion pour les jeux de rôle, son caractère taiseux et le fait qu’il ait sauté en dernier en ont très tôt fait un coupable idéal. Mais Ariane Chemin s’intéresse surtout à l’histoire des deux sœurs jumelles, Nasrine et Narjisse Feraoun, silhouettes fantomatiques et insaisissables.
Que savaient les deux petites filles de Mouloud Feraoun du massacre de Château-Royal, dans lequel a péri leur grand-père vingt ans avant leur naissance, et dont les responsables n’ont jamais été traduits en justice ? Ont-elles eu vent de la consigne inquiète transmise par l’écrivain à sa femme le matin de son assassinat – «Ne réveille pas les enfants» –, cette phrase glaçante dont Ariane Chemin a fait le titre de son ouvrage ? Avaient-elles seulement lu ses livres, dont le plus célèbre, le Fils du pauvre, est devenu un classique de la littérature algérienne, écoulé à près d’1 million d’exemplaires ? C’est ce lourd héritage qu’interroge la journaliste, soucieuse de comprendre comment la peur peut se transmettre à travers les générations.
«Jusqu’où pousser les questions et l’investigation ?»
Suivant cette intuition, elle a exhumé les bulletins scolaires des jeunes filles, retrouvé certains de leurs anciens camarades de classe et reconstitué leur parcours énigmatique. Celui de deux sœurs élevées dans le culte de la réussite, passionnées de médecine aux ambitions contrariées, dont l’une deviendra dentiste et l’autre ophtalmologiste. Nasrine et Narjisse Feraoun n’en demeurent pas moins fusionnelles et inséparables. Lorsque la première épouse Eric David, elle choisit naturellement la seconde comme témoin. Un tournant. Quelques mois plus tard, les mariés commencent à couper les ponts avec leurs parents respectifs.
En se lançant sur leur trace, Ariane Chemin découvre que le couple à vécu quelques années à Vernon, en Normandie. Sur place, elle n’hésite pas à pénétrer par effraction dans leur ancien pavillon, laissé à l’abandon après leur départ précipité pour la Suisse. «Lorsque des esprits résistent au mystère, on espère que l’âme des murs par lesquels ils sont passés permette de les entendre», écrit la journaliste, qui s’aventure dans le salon, pousse la porte de la salle de bains, mais finit par rebrousser chemin au milieu de l’escalier qui monte dans les chambres, comme si les limites de sa quête se trouvaient ici, entre les deux étages d’une maison hantée. «Jusqu’où pousser les questions et l’investigation ? s’interroge-t-elle. N’est-ce pas attenter au respect que l’on doit à un mort que d’imaginer les circonstances de sa disparition ?»
Au fil de son récit, l’autrice convoque le Journaliste et l’assassin, chef-d’œuvre de l’écrivaine américaine Janet Malcolm sur les vertiges de la non-fiction, qui pointait déjà brillamment cet «inconfort de la posture de l’enquêteur et ce reproche de trahison consubstantielle de ce métier “amoral” qu’est le journalisme», l’«excitation du scoop» suivi du «malaise qui étreint parfois son auteur», cette «ambiguïté de la quête de la bonne histoire», cette façon dont celui qui écrit «sur» écrit aussi «contre».
«Un cordon ombilical invisible»
A Vernon, la journaliste retrouve aussi l’ancien cabinet de Nasrine David-Feraoun, où la dentiste avait pris soin d’installer plusieurs caméras de vidéosurveillance. Les signes précurseurs d’une dérive paranoïaque ? La piste semble d’autant plus plausible que le départ du couple en catastrophe, «comme si un danger les menaçait», a valu à la praticienne une saisine de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Haute-Normandie. Lors de l’audience ordinale, en 2014, elle s’est fait représenter par l’avocat Fabrice Di Vizio, future star des antivax, qui dénonce alors une «machination» organisée par des patients «décidés à lui nuire». Peu à peu, les pièces du puzzle semblent s’assembler.
Mais c’est sur les bords du lac Léman que va se nouer la tragédie familiale. Début 2019, les jumelles s’installent sur la même avenue à Montreux, dans deux bâtiments voisins qui communiquent par les sous-sols. «Un cordon ombilical invisible à l’œil extérieur les lie grâce à ce passage souterrain», note Ariane Chemin. Quelques mois plus tard, l’arrivée du Covid et le confinement accentuent un peu plus l’isolement de la famille, qui vit désormais recluse et se met à constituer frénétiquement des stocks de médicaments et de vitamines. Les voisins se plaignent de ces livraisons incessantes et les cartons s’empilent jusqu’au plafond de l’appartement.
Correspondances flagrantes
Longtemps, pourtant, la journaliste peine à relier les «points aveugles» de l’affaire et continue à buter sur des «petits cailloux blancs». Jusqu’à cette découverte qualifiée de «fondamentale». «La clef ultime, insiste Ariane Chemin. Celle qui donne du sens à tout.»Mise sur la piste par une ancienne proche de Nasrine David-Feraoun, elle découvre l’existence d’une dentiste qui publie depuis plusieurs années des livres de science-fiction sous le nom de J. N. David. «J» pour Jihan, le deuxième prénom de Nasrine David-Feraoun, dissimulé derrière le patronyme de son mari ? Comment en douter tant les correspondances paraissent flagrantes ? Dans l’une de ces fictions, une étudiante en faculté dentaire est prise d’hallucinations qui inquiètent sa sœur médecin. Il est aussi question d’un mystérieux réseau qui veut défendre la planète des envahisseurs et instaure le port d’un implant dans l’oreille, «permettant à chaque résistant de se suicider en cas de capture».
Après un an d’enquête, la justice suisse a fini par conclure au «suicide collectif d’une famille vivant en autarcie, suivant des préceptes survivalistes, complotistes et religieux». Dans un communiqué, publié au moment où Ariane Chemin bouclait son propre récit, la police locale décrit les deux sœurs comme des «personnalités dominantes et possessives», qui exerçaient une «forte emprise sur les enfants et les maintenaient dans la croyance d’un monde qui leur était hostile». Après avoir entendu le fils survivant, les enquêteurs en ont déduit que le drame avait été «planifié»jusque dans l’ordre des sauts. «Pas de testament, mais des consignes orales, comme un scénario», détaille Ariane Chemin, qui explore jusqu’au bout la thèse d’une «paranoïa transgénérationnelle». Et rapporte cette phrase glissée par un témoin, dont les mots l’ont longtemps hantée : «Les journalistes ne soupçonnent pas le poids de ce qui demeure invisible.»
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