Thierry Lang, professeur émérite de santé publique, estime, dans une tribune au « Monde », que si la lutte contre les inégalités dans l’accès aux soins est souvent perçue comme un supplément d’âme des politiques de santé publique, elle doit aujourd’hui en être le cœur.
Tribune. Malgré le bouleversement provoqué par cette pandémie, les recommandations sanitaires produites et les débats dans les médias laissent peu de place aux inégalités sociales de santé, alors que tout indique qu’elles vont encore se creuser à l’occasion de la prolongation de la pandémie. Une justification fréquemment entendue met en avant le fait que la lutte contre le SARS-CoV-2 est une urgence, que les inégalités sociales de santé existent depuis longtemps et que, de ce fait, elles passent au second plan.
Pourtant, depuis plus de dix ans, les inégalités sociales de santé et leur réduction sont inscrites sur l’agenda politique. Elles font partie des nombreux textes organisant les politiques sanitaires : stratégie nationale de santé, plan national de santé publique… Elles sont une priorité assignée aux agences régionales de santé. Cet objectif ne manque pas de justifications en France. Au-delà de la situation des populations « précaires », avec laquelle les inégalités sociales de santé sont souvent confondues, elles traversent la société dans son ensemble. Il faut imaginer un gradient continu selon lequel plus on dispose de ressources culturelles, financières, économiques et sociales, meilleur est son état de santé. Cette progression aboutit à retrancher treize ans d’espérance de vie aux 10 % des hommes disposant des revenus les plus faibles par rapport à celle des 10 % aux revenus les plus élevés.
Une crise globale
Malgré ces intentions affichées, la rhétorique des inégalités sociales de santé est le plus souvent oubliée dès qu’il est question d’agir et d’intervenir concrètement. La crise due au Covid-19 en est une démonstration malheureusement éclatante. Pourtant, cette crise pose la question de façon différente.
Premièrement, il s’agit d’une crise qui n’est pas seulement infectieuse mais globale : elle affecte l’ensemble des problématiques de santé. Les données qui nous parviennent confirment qu’elle atteint davantage les personnes les plus modestes, plus exposées à faire des formes graves.
Deuxièmement, les inégalités sociales de santé sont en fait au cœur de la solution. La vaccination en offre une démonstration rigoureuse : si 95 % de la population n’est pas vaccinée, avec le nouveau variant, la crise ne saurait être maîtrisée. Or, les hésitations vaccinales varient en fonction des classes sociales, comme le montrent les chiffres obtenus dans la population générale, tout comme ceux obtenus chez les soignants. Dans l’enquête nationale Epidémiologie et conditions de vie liées au Covid-19, les catégories socialement défavorisées apparaissent plus réticentes à se faire vacciner contre le Covid-19. Plus on descend dans l’échelle sociale, plus il y a de distance à l’égard du discours des scientifiques. Ainsi, 17 % des travailleurs manuels déclaraient n’être pas du tout en faveur de la vaccination, alors qu’ils étaient 6 % parmi les cadres supérieurs. De même, 17 % déclaraient qu’ils préféreraient ne pas être vaccinés versus 8 % chez les cadres supérieurs.
Creusement des écarts
Cette stratification sociale se retrouve parmi les soignants. Au niveau national, selon Santé publique France, avant l’été, 72 % des médecins avaient reçu une première injection, contre 59 % des infirmiers et 50 % des aides-soignants. Les travaux sociologiques montrent que la littératie en santé est un élément de compréhension de ces attitudes, mais aussi la confiance dans le gouvernement et sa politique sanitaire.
Si on ne prend pas au sérieux les inégalités de santé comme un élément essentiel d’une politique de santé publique, alors c’est l’efficacité sur l’ensemble de la population qui risque d’être compromise. Souvent perçues comme un supplément d’âme des politiques de santé publique, elles doivent en être le cœur. La vaccination contre le Covid-19 nous le montre. Il n’y a pas de recette simple pour éviter le creusement des écarts sociaux et territoriaux de santé dans une telle crise. Le premier pas est de se poser la question des politiques mises en œuvre et de leurs effets sur la santé. L’enjeu actuel d’un objectif vaccinal autour de 95 % de la population exige que tous les groupes sociaux et territoriaux soient vaccinés. Ce n’est possible que si l’on fait face aux inégalités sociales en imaginant et en développant non seulement des interventions spécifiques selon les groupes sociaux, mais aussi les enjeux de pouvoir, de reconnaissance sociale et sociétale qui sous-tendent les comportements. L’enjeu du Covid montre que la prise en compte des inégalités sociales dans les politiques de santé est essentielle pour maîtriser cette pandémie.
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