par Pauline Achard et Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux
«Je ne suis pas un criminel.» Marius (1) vient de Roumanie et habite depuis deux ans dans une maison près de Poitiers avec sa femme et ses quatre enfants. Il travaille dans la mécanique. Il n’a jamais fait de prison. Pourtant, cela fait sept jours qu’il dort enfermé dans les sous-sols de l’hôtel de police de Bordeaux, avec treize autres retenus. En situation irrégulière, il risque l’expulsion.
Au rez-de-chaussée, la vie du commissariat bordelais suit son cours. Il faut emprunter une porte blindée, d’interminables couloirs et des escaliers exigus pour se rendre dans les profondeurs du bâtiment, vers le plus petit centre de rétention administrative (CRA) de France. C’est dans ce lieu de privation de liberté, sorte de zone grise avant une décision de justice, que Libération est entré en mai, au début de son enquête. Des migrants y sont retenus, jusqu’à quatre-vingt-dix jours, car ils n’ont pas de papiers.
A l’accueil de la zone administrative, un homme menotté entre tête baissée, accompagné de policiers. Bientôt, il rejoindra lui aussi «la zone de vie» où stagne une forte odeur de tabac et retentit le bruit permanent de la télé. Dans le réfectoire, des cafés sont renversés sur les tables, des mégots et des caleçons jonchent le sol. L’unique lumière naturelle provient d’un minuscule puits de jour grillagé. Entre ces quatre murs, décorés de dessins d’arbres, quatorze retenus entassés passent le temps. L’été y est trop chaud, l’hiver glacial, racontent-ils.
«C’est insupportable de ne rien savoir. Je pense que c’est le pire car on ne sait pas quand ça s’arrêtera», dit Anis (1), un jeune Tunisien retenu depuis moins d’une semaine. Epuisé et excédé, il se plaint aussi de ne pas recevoir de soins pour son bras plâtré. A ses côtés, Sven (1), un Surinamais, jure qu’il «préfère rentrer dans [son] pays d’origine que de rester encore ici». Il se dit «triste et stressé» car personne ne répond à ses interrogations.
«Pour eux, c’est la double peine»
Depuis quelques mois, l’ambiance est délétère au CRA. Le 25 mars, un retenu marocain de 27 ans a été retrouvé mort, au petit matin, dans son lit. L’autopsie a révélé dans un premier temps «une défaillance cardiorespiratoire secondaire à une asphyxie». Quatre mois plus tard, le parquet, qui a classé l’affaire sans suite, a expliqué que le défunt aurait succombé à une «surdose d’anxiolytiques et de somnifères absorbés volontairement».
Après ce drame, ses coretenus ont entamé une énième grève de la faim. «Ils sont déjà fragilisés par de longs parcours d’errances, des traumatismes antérieurs et de potentielles addictions. Pour eux, c’est la double peine», pointe la Cimade, l’association de soutien aux migrants. Deux intervenantes de l’organisation tiennent une permanence juridique quasi quotidienne au sein du CRA. Leur bureau étroit donne sur la zone de vie. Selon leur directrice, «les conditions d’enfermement des retenus, comparables à celles du milieu carcéral, ne font qu’exacerber leurs problèmes psychiques». Rien qu’en 2020, près d’une dizaine de tentatives de suicides ont été recensées par le personnel soignant.
Pour la directrice de la police aux frontières, Valérie Maureille, il faut relativiser ces chiffres. «Si une personne prend un petit bout de plastique et se fait un truc au bras, pour nous ce n’est pas une tentative de suicide.» Elle estime ainsi que pour un gros pourcentage d’entre eux, «c’est de la simulation. Une stratégie pour échapper à une expulsion ou à un prolongement de leur rétention».
Ça fait partie de mon rôle de dire “monsieur ne vous suicidez pas”.
— Delphine Meaude, avocate
Au centre, les mutilations sont pourtant courantes. Le 26 avril par exemple, un Géorgien s’est cousu la bouche et s’est tranché la gorge et le ventre avec un morceau de verre, indique la Cimade. Il avait pourtant alerté sur sa situation dans une lettre ouverte : «Avec ma santé, je ne peux pas être enfermé.» Après avoir été soigné, il a été transféré au CRA de Hendaye (Pyrénées-Atlantiques). Le 31 mai, un autre retenu s’est lui aussi mutilé en se taillant les bras. Plus tôt, il avait demandé, en vain, une remise en liberté et réclamé une évaluation de sa vulnérabilité. Résultat, 21 points de suture et un nouveau transfert à l’autre bout de la région.
«L’important ce n’est pas la gravité des blessures, mais la souffrance psychique. Quoi qu’on puisse en dire, cela reste un appel à l’aide»,insiste de son côté le responsable de l’unité hospitalière sécurisée interrégionale (Uhsi), le docteur Brun. Face à une telle situation, tous les acteurs impliqués au CRA sont contraints de s’adapter. En dépassant parfois le cadre de leur mission. Delphine Meaude, avocate spécialiste du droit des étrangers, explique ainsi devoir systématiquement surveiller l’équilibre psychique de ses clients: «Ça fait partie de mon rôle de dire “monsieur ne vous suicidez pas”.»
Equipe médicale surmenée
Bien que la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, préconise depuis 2019 une permanence psychiatrique, les retenus du CRA ne bénéficient que d’une unité médicale restreinte. Elle est composée de deux infirmiers présents sept jours sur sept et d’un médecin généraliste qui vient environ trois fois par semaine. Les intervenantes de la Cimade dénoncent une situation sclérosée depuis des années : l’équipe médicale est surmenée et n’est pas spécialisée. Résultat, «bien souvent, l’unique option pour faire face à l’absence de repères, au stress ou aux troubles du sommeil des retenus est la prescription d’anxiolytiques et de neuroleptiques comme le Diazepam et le Tercian», dit à Libérationun membre de l’hôpital psychiatrique Charles Perrens à Bordeaux. En clair, les retenus sont placés sous camisole chimique.
Le docteur Brun, médecin généraliste, fait état de prises en charge éprouvantes. «Les patients tapent très souvent à notre porte pour des problèmes de sommeil, d’addiction et plus globalement des problèmes psy», relate le praticien. «Médecin au CRA ? C’est un poste où on vient à reculons», poursuit-il. En deux ans, quatre généralistes se sont succédé.
«Incompatibilité»
«Faute de personnel policier pour assurer une escorte, il arrive très souvent que les retenus ne soient pas pris en charge correctement»,soutient le soignant de Charles Perrens. Seulement trois à quatre patients par mois ont la possibilité de faire le déplacement. La barrière de la langue serait une difficulté supplémentaire, pointe la Cimade : «Dans les hôpitaux, ils doivent avoir accès à des interprètes. Souvent il n’y en a pas, alors ils font l’économie d’une évaluation psychologique.»
La prise en charge d’un patient, le 20 juillet, a particulièrement révolté l’unité médicale du CRA qui s’est empressée d’envoyer un mail aux responsables : «Il est apparu qu’un retenu présentait possiblement une maladie contagieuse nécessitant un isolement strict immédiat et des explorations complémentaires en milieu hospitalier.» Et pourtant, malgré la recommandation de cinq médecins, le patient n’a pu être emmené au CHU, «faute d’escorte»policière. Comme beaucoup de retenus, il a finalement été envoyé à Hendaye. Une stratégie privilégiée «pour apaiser les tensions, et parce que la loi le permet», souligne la directrice de la police aux frontières, Valérie Maureille. Régulièrement, l’avocate Delphine Meaude doit saisir le juge des libertés pour réclamer une mise en liberté, et éviter un énième transfert qui a tendance, selon elle «à rallonger les périodes de rétention, et complexifier la défense». En 2020, la durée moyenne de rétention était de 9,1 jours à Bordeaux, contre 25,6 jours au CRA d’Hendaye.
«Racisme latent»
«Une défense entravée, mais aussi des droits bafoués», assurent les avocats des retenus et la Cimade. Tous expliquent avoir été témoins de plusieurs formes de violences sur les migrants. Permanent du week-end à Bordeaux, un des juges des libertés et de la détention (JLD) va jusqu’à décrire «un racisme latent». «En matière de CRA, on tord la loi tous les jours», cingle le magistrat. Le juge girondin, qui préfère garder l’anonymat, décrit «des dossiers terrifiants, des gens arrêtés au faciès. Certains policiers vont par exemple jusqu’à cibler les bus qui se dirigent vers Lourdes, à l’occasion des pèlerinages». Autre entorse à leurs droits selon lui, dans 80 % des cas, les retenus n’auraient pas accès aux formulaires dans la bonne langue avant l’audience. «C’est grave, car la grande majorité ne savent pas qu’ils peuvent saisir le juge administratif, qu’ils ont le droit à un avocat ou qu’ils peuvent faire une demande d’asile. Ne parlons pas de l’assistance d’un interprète, c’est le plus souvent une utopie.»
Les derniers chiffres officiels établissant le profil des personnes enfermées révèlent enfin une explosion du nombre de retenus qui sortent de prison et sont envoyés directement dans les CRA. «Il semble que pour les personnes étrangères, le casier prévaut sur toute tentative de réinsertion ou de prévention de la récidive, pourtant les deux chevaux de bataille affichés de la politique carcérale générale», déplorent plusieurs associations (parmi lesquelles France terre d’asile ou Forum réfugiés-Cosi) dans un rapport publié au début de l’été. «S’ils sont là c’est qu’ils ont purgé leur peine, souligne maître Méaude. Ils passent d’une prison à une autre. Le problème c’est qu’il s’agit aujourd’hui d’une antichambre du centre de détention.»
«Vous êtes tous des chiens»
Depuis 2019 et de manière inédite à Bordeaux, la Cimade constate une augmentation de témoignages mettant en cause des agents de police pour des faits de violences et d’insultes à l’égard des migrants. Il y a deux ans, au mois d’octobre, des heurts ont éclaté dans la cour de 20m2, rapporte l’ONG. «Selon les déclarations des personnes enfermées, l’équipe de la PAF présente a fait intervenir des policiers en grand nombre et de manière disproportionnée en usant notamment de gaz lacrymo, de matraques et de boucliers», détaille leur compte rendu.
Dans un courrier adressé au procureur le 13 janvier 2020, que Libération a pu consulter, un autre retenu accuse un agent de police de l’avoir violemment agressé. Les faits se seraient déroulés, selon lui, dans sa chambre, dénuée de caméras de surveillance. Le policier l’aurait frappé et tenté de l’étrangler car il refusait de se lever. Quelques jours plus tôt, ce même agent lui aurait dit : «De toute manière, vous êtes tous des chiens.» Bilan : vingt et un jours d’ITT.
Jusqu’à fin 2020, on avait l’impression que le virus n’existait pas au centre. Sans surprise, nous nous sommes retrouvés à gérer un gros cluster en novembre.
— Le docteur Brun
Contactée, la procureure de Bordeaux, Frédérique Porterie, assure que l’intervention des policiers en grand nombre était justifiée «en raison d’un début d’émeute». Elle concède toutefois qu’aucun coup n’a été porté sur les forces de l’ordre. Quant à l’agression, deux versions s’opposent. Sollicité au cours de l’enquête pour un second avis, un autre médecin a indiqué que la blessure qui a valu les jours d’ITT serait en fait due à une blessure antérieure. Ce que continuent de nier farouchement la victime et son avocate, certificat médical à l’appui.
«Le virus a bon dos»
Depuis le début de la pandémie, les associations s’inquiètent également de la dégradation des conditions de rétention au CRA de Bordeaux. Si la jauge a été réduite de 20 à 14 retenus pour limiter le risque de transmission du Covid, le personnel soignant signale l’absence de gel hydroalcoolique dans les locaux, des retenus qui dorment parfois jusqu’à quatre dans la même chambre et surtout l’impossibilité d’isoler des patients. «C’est simple, jusqu’à fin 2020, on avait l’impression que le virus n’existait pas au centre. Sans surprise, nous nous sommes retrouvés à gérer un gros cluster en novembre», grince le docteur Brun. Interrogée à ce sujet, la PAF assure que les protocoles ont été respectés mais que «de nombreux retenus refusent d’appliquer les gestes barrières. Pour le gel hydroalcoolique par exemple, nous avons dû le retirer car certains l’avalent».
Un plaidoyer qui ne convainc pas le député girondin Loïc Prud’homme (LFI) : «Le virus a bon dos au CRA de Bordeaux.» Après s’être invité quatre fois au centre bordelais, l’élu s’offusque surtout de la systématisation des audiences vidéos en période Covid : «Elles sont censées être publiques, c’est un droit fondamental. Il est évident qu’en les délocalisant dans les sous-sols d’un commissariat difficile d’accès, certains retenus se retrouvent souvent seuls face au juge, sans avocat ou interprète», s’indigne le parlementaire qui milite pour la fermeture des CRA.
Un point de vue partagé par Dominique Simonnot, qui s’est alarmée le 29 juillet des tensions grandissantes dans les centres, recommandant «de nouveau la fermeture provisoire des CRA ou à tout le moins la réduction drastique de leur activité». Autre argument avancé par les ONG : si les enfermements dans ces centres sont de plus en plus nombreux en France, le nombre de personnes expulsées reste stable, voire diminue. Ainsi, à Bordeaux, en 2019, 44,7 % des retenus ont été libérés et 67,6 % en 2020. De quoi remettre en cause, selon eux, l’intérêt même de leur existence. Malgré cela le gouvernement a annoncé en 2020 la création de quatre nouveaux centres, dont un à Bordeaux de 140 places, soit sept fois plus grand
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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