La défense de la liberté est au cœur des manifestations contre la politique sanitaire de l’exécutif. Evoquer un tel principe ne doit cependant pas se faire indépendamment d’un débat clair et argumenté, explique le sociologue Jean-Claude Kaufmann, dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Dans de nombreux pays, et particulièrement en France avec les nouvelles manifestations du samedi, des oppositionnels se regroupent autour d’un slogan clair et mobilisateur : la défense de la liberté, supposée menacée par la montée d’un autoritarisme étatique, voire, pour certains, d’une dictature sanitaire. « J’ai le droit de ne pas me faire vacciner, c’est ma liberté ! »
Face à cette importante minorité ancrée dans ses convictions, médecins, scientifiques, journalistes ou politiques, malgré la solidité quasi irréfutable des arguments en faveur du vaccin, non seulement ne parviennent pas à convaincre ceux qui ne veulent rien entendre, mais de plus sont eux-mêmes envahis par un malaise qui rend parfois leurs propos hésitants. Car il n’est jamais aisé de prendre position contre la liberté individuelle dans une société qui l’inscrit comme un principe fondateur.
Il me semble essentiel de dissiper ce malaise, en faisant le clair sur la question des libertés ; nous confondons en effet beaucoup trop le principe et la réalité.
Sentiment d’autonomie individuelle
Le principe de la liberté individuelle fonde non seulement la démocratie politique, mais aussi, beaucoup plus largement, le processus de démocratisation individuelle, qui ne cesse de s’élargir : nous décidons de plus en plus par nous-mêmes et pour nous-mêmes, dans les domaines les plus divers, inventant notre propre morale et notre vérité.
Ce nouveau type de société produit à la fois un élargissement des libertés concrètes dans certains domaines et un fractionnement des communautés d’opinion qui implique paradoxalement une inexorable montée des normes et interdits de toutes sortes pour assurer les conditions du vivre-ensemble.
Il faut le dire et le répéter : dans aucune société auparavant, des limitations administratives de la liberté individuelle n’ont été aussi nombreuses qu’aujourd’hui ; qu’il s’agisse des règles d’urbanisme pour construire une maison ou des conseils très appuyés pour bien se nourrir. Et, quand la norme ne s’impose pas, quand le conseil ne se fait pas trop insistant, j’avais repéré, dans plusieurs enquêtes, la quête angoissée de ce qui était « normal » et de ce qui ne l’était pas avant d’adopter son propre comportement.
Nous sommes tellement grisés par notre sentiment d’autonomie individuelle que nous refusons de voir qu’il se déploie à l’intérieur de cadres de plus en plus contraignants, spécialement pour tout ce qui touche à la santé ou en cas de crise (ce que nous sommes en train de vivre résumant les deux). Les mesures disciplinaires actuelles n’ont donc rien de surprenant ; elles s’intègrent dans un irrépressible mouvement historique.
Se positionner abstraitement pour la liberté n’a donc aucun sens, de même qu’il est ridicule (et dangereux) de revendiquer le droit de rouler à gauche ou de passer au feu rouge plutôt qu’au vert. « C’est ma liberté ! » ne peut s’appliquer n’importe quand et n’importe comment.
Prises de positions extrêmes
Pour savoir si la revendication est ou non recevable, il est nécessaire de définir précisément le contexte et d’analyser l’impératif supérieur qui, au nom du bien commun, impose une restriction des libertés.
Ici, le débat doit effectivement s’ouvrir, car de nombreuses dérives autoritaires sont possibles, des instrumentalisations du risque pour intensifier abusivement une contrainte disciplinaire facilitant l’exercice du pouvoir. Nous avons à la fois besoin d’un intense débat démocratique, et d’un débat précis, argumenté. La liberté pour l’essentiel se gagne à petits pas, dans les détails.
Hélas, les nouvelles conditions du débat dans la société des convictions personnelles portent au contraire à des prises de positions extrêmes, intransigeantes et passionnées, spécialement dans les mouvances complotistes antisystème. Or ceux qui croient ainsi lutter au nom de la liberté ne font qu’accentuer les clivages et renforcer les tenants d’un autoritarisme plus marqué.
Il serait sans doute urgent de comprendre que ce si beau principe de la liberté individuelle s’exerce en fait dans un périmètre infiniment plus étroit que ce que nous imaginons ; il faut arrêter de rêver et regarder la réalité en face.
Jean-Claude Kaufmann est sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de « C’est fatigant la liberté, une leçon de la crise » (L’Observatoire, 2021, 224 pages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire