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vendredi 20 décembre 2019

Orna Donath : «On peut aimer ses enfants et regretter d’être mère»

Par Anastasia Vécrin et Léa Mormin-Chauvac — 


Photo Jamie Diamond

La sociologue israélienne a réalisé en 2015 une étude, tout juste publiée en français, sur les femmes qui regrettent leur maternité. Ce tabou très ancré dans la société nécessite de reconsidérer l’injonction à avoir des enfants.

Oui, certaines femmes considèrent que «c’était une erreur de devenir mère». Et ce sentiment troublant est inaudible, quelle que soit la société en question. Car celle qui n’a pas d’enfant est perçue comme suspecte, révélant pour les femmes une assignation à la maternité qui écarte le fait que cela ne puisse pas convenir à toutes.
En 2015, l’étude de la sociologue israélienne Orna Donath, intitulée «Regretting Motherhood : A Sociopolitical Analysis», a suscité des débats houleux partout dans le monde, en particulier en Allemagne où le hashtag #regrettingmotherhood avait fait de nombreuses adeptes. «Le regret d’être mère», enquête composée de nombreux témoignages de femmes de tout âge, a été récemment traduite en français aux éditions Odile Jacob. Pour la sociologue, considérer ce sentiment peut être un moyen de «contester les systèmes de pouvoir», il s’agit d’un «signal d’alarme» qui devrait «appeler les sociétés à en faire plus pour faciliter la tâche des mères […] et à revoir notre conception de la femme assignée à la maternité».

Il est difficile d’entendre des femmes exprimer aussi clairement leur regret d’être mères. Pourquoi ce sentiment est-il si tabou ?
Le regret d’être mère est très profondément tabou parce qu’il fissure certaines des valeurs centrales de notre société contemporaine. La maternité implique des choses différentes pour chaque femme, et elle n’est pas vécue comme une expérience qui en vaut la peine par chacune, contrairement à ce que les femmes s’entendent dire majoritairement et en dépit de nombreux efforts pour les en convaincre. Et puis, cela nous rappelle que la maternité est une relation, et pas un royaume mythique. Et comme toutes les relations, la maternité est source de joie, d’ennui, de haine, de jalousie, d’amour, de rage, et, oui, de regret.
Je crois aussi que le regret d’être mère rappelle à la société dans son ensemble que les femmes sont des sujets capables de se souvenir, d’évaluer, d’imaginer, de penser, de ressentir et de décider pour elles-mêmes. Alors que la société patriarcale préférerait rester seule détentrice de ces capacités.
Enfin, le regret d’être mère interrompt un storytelling linéaire, l’idée qu’apprécier la maternité n’est qu’une question de temps, et que les femmes finiront bien par reconnaître que le fait d’être mère est l’essence même de leur vie. Les mères qui regrettent - et certaines d’entre elles sont déjà grands-mères - ne souscrivent pas à cette idée. Au contraire : elles disent que la maternité reste une erreur pour elles.
Quels sont les principaux ressorts de ce regret ?
Certaines femmes regrettent car elles n’ont compris qu’après coup que la maternité ne leur était pas destinée. D’autres ressentent ce sentiment car elles estiment que la responsabilité, la charge de l’éducation est trop lourde à porter, alors qu’elles font tout ce qui est en leur possible pour être de bonnes mères. Elles ne s’épanouissent pas dans ce rôle.
Les difficultés de ces femmes ne viennent-elles pas souvent d’un partage des tâches inégalitaire avec les hommes qui partagent leur vie ?
Pour de nombreuses femmes, cela pourrait être la raison de leurs difficultés. Pourtant, dans mon étude, des femmes qui avaient les «conditions de vie idéales» pour être mères - par exemple, avoir suffisamment d’argent, un partenaire très impliqué, parfois même en première ligne dans l’éducation des enfants, du temps pour elles-mêmes, etc - regrettent malgré tout d’être devenues mères.
Comment la maternité situe-t-elle les femmes dans nos sociétés ? Quels sont ses bénéfices dans notre imaginaire collectif ?
Les promesses sociales faites aux femmes quasi quotidiennement durant leur jeunesse et à l’âge adulte sont nombreuses. La maternité offrirait aux femmes une existence justifiée, utile. Elle permettrait de se connaître soi-même, de s’affirmer en tant que femme, dans tous les sens du terme - une figure morale qui non seulement paie son dû à la nature en procréant, mais la protège et l’accueille également.
La maternité les connecte à leur mère, leurs grands-mères, à la chaîne générationnelle des «femmes qui ont donné la vie» depuis la nuit des temps. En étant mères, les femmes concrétisent leur loyauté envers les traditions qui les précèdent, qu’elles transmettront ensuite à leur tour. Cela accorde aux femmes un privilège qui leur était jusqu’ici dénié, l’autorité, qu’elles peuvent désormais avoir sur leurs propres enfants plutôt que de se soumettre à toutes les autorités du monde.
La maternité est censée conduire les femmes vers la féminité mature, le départ du foyer paternel et la construction de leur propre famille. Elle permettrait de visiter les régions oubliées de l’enfance, de s’y abandonner comme dans un terrain de jeux privé.
La maternité permettrait aux femmes d’atteindre une alliance intime et profonde avec leur partenaire, si partenaire il y a. Elle entraînerait le dévouement, l’endurance à la souffrance, permettrait de satisfaire des besoins essentiels, d’exprimer gentillesse et altruisme sans attendre quoi que ce soit en retour.
Peut-on vraiment parler de choix quand le fait d’avoir des enfants est une injonction sociale aussi forte ?
Le choix est perçu comme une décision tranchée, une question définitive. Ce n’est pas le cas pour la maternité. Tant que les femmes qui ne sont pas mères sont perçues comme égoïstes, malades ou dérangées, et continuent de payer un lourd tribut - implicite ou manifeste - parce qu’elles ne le sont pas, on ne peut pas dire que la décision de devenir mère relève d’un choix pur et absolu.
Si cela peut parfois être source de souffrance, pourquoi continuons-nous de faire des enfants ?
Certaines personnes aiment sincèrement élever des enfants, et ce même si c’est une longue route semée d’embûches. Une des autres raisons provient sans doute des nombreuses valeurs sentimentales qui s’incarnent dans la parentalité. Etre parent est perçu comme une réponse à la condition moderne : elle résoudrait la solitude, permettrait de ne pas vieillir seul et malheureux. Avoir des enfants serait la seule manière d’avoir une famille et de ressentir que l’on appartient à une communauté. En ce sens, notre imaginaire collectif est occupé par ce seul script rigide. Beaucoup d’entre nous ne se sentent pas autorisés à imaginer d’autres façons de mener une vie épanouissante.
Comment le regret de la maternité et l’amour des enfants peuvent-ils cohabiter ?
Les femmes que j’ai rencontrées aiment leurs enfants et en même temps regrettent le fait d’être mère car elles détestaient leur place dans cette relation. Ce n’est pas forcément paradoxal si nous acceptons d’appréhender nos émotions de façon complexe. Le fait de percevoir la maternité comme une relation entre des sujets spécifiques - dynamique et en constante évolution - permet d’en finir avec l’idée que toutes les mères éprouvent les mêmes sentiments pour leurs enfants et pour elles-mêmes en tant que mères.
Ce faisant, nous pourrions mieux comprendre la maternité comme partie d’un ensemble d’expériences et de relations humaines, plutôt que comme un lien unilatéral dans lequel les mères influencent la vie de leurs enfants sans être elles-mêmes affectées par leur propre maternité. Nous serions ainsi en mesure d’examiner le spectre des émotions humaines liées à cette expérience, de l’amour profond à la plus profonde ambivalence. Et oui, jusqu’au regret.


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