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Au service de réanimation pédiatrique de l’hôpital Trousseau, le 9 décembre. Photos Marin Driguez pour Libération
A l’hôpital Trousseau, à Paris, les soignants sont contraints de fermer des lits face au déficit d’effectifs infirmiers. Un protocole strict qui débouche parfois sur le transfert d’enfants fragiles hors d’Ile-de-France.
Le bébé est mort. Il avait 3 mois. Une bronchiolite à laquelle s’est greffée une bactérie tueuse l’a emporté. Même la médecine la plus pointue n’a pu le sauver. La lourde porte de sa chambre est fermée. Son prénom écrit au feutre rouge est toujours affiché sur la pancarte au mur. Ils sont nombreux en cette période, les cas de bronchiolite qui mènent en réanimation pédiatrique. Si la plupart ne restent que le temps d’une assistance respiratoire, d’autres cas, plus rares, se compliquent. La porte de la chambre s’ouvre. Un autre patient va arriver dans la nuit. Il faut nettoyer les murs du sol au plafond. Un autre prénom remplacera le précédent. Et alors, en cette nuit de novembre, il ne restera plus de place en réanimation à l’hôpital Trousseau, dans le XIIe arrondissement de Paris. Un lit est fermé en raison du manque d’infirmiers. Il faudra refuser des malades.
Défaillances cardiaques ou respiratoires, malformations à la naissance… dans les 18 chambres du service, beaucoup d’enfants dépendent de machines pour vivre. A leur chevet, des infirmiers formés à des techniques de pointe. En raison de la lourdeur des soins, un décret limite le quota de patients à trois par infirmier. Lorsqu’il manque un professionnel, un lit doit être fermé pour ne pas mettre les autres malades en danger. Et quand des soignants ne peuvent être présents dans les cinq autres réanimations pédiatriques d’Ile-de-France, il faut aller voir ailleurs.
«On tire sur la corde»
A Trousseau, la nuit et le week-end, la sonnerie du téléphone du médecin de garde se mêle aux bips continus des machines. En plus de ses patients à surveiller, le réanimateur régule les appels des urgences ou du Service mobile d’urgence et de réanimation (Smur), en quête d’un lit disponible. Le chef du service a refusé quinze patients ces dernières vingt-quatre heures. Son cadre de service a reçu ces appels de détresse entre 2 et 5 heures du matin.
De début octobre au 17 décembre, 25 enfants ont dû être transportés hors d’Ile-de-France, faute de place en réanimation pédiatrique à Paris.«L’année dernière, on en avait transféré trois en quatre mois», assure Noëlla Lodé, responsable du Smur à l’hôpital Robert-Debré (XIXe arrondissement).
Transporter d’une ville à l’autre un enfant qui a besoin de réanimation n’est pas anodin. «Ce sont des transports médicalisés avec un médecin à bord et des patients fragiles qui ont une détresse respiratoire, avec une ventilation mécanique à l’aide d’une sonde d’intubation ou d’un masque nasal. Leur faire faire un trajet long peut être préjudiciable», reconnaît le Pr Pierre-Louis Léger, chef du service de réanimation néonatale. Pour Noëlla Lodé, le véritable danger est pour les patients en attente : «Un déplacement à Rouen immobilise une équipe du Smur pendant six heures. Quand elle est loin, d’autres enfants qui ont besoin d’interventions attendent dans des endroits qui ne sont pas appropriés et dans des conditions dégradées.»
En janvier, il manquera 9 infirmiers sur les 49 nécessaires pour faire tourner le service. Photo Marin Driguez pour Libération
Les équipes se battent pour éviter ce scénario. Ce lundi de novembre, Chloé, infirmière de 23 ans, déplace son jour de congé : «J’avais prévu d’aller chez ma grand-mère depuis des mois mais le cadre de service a envoyé un mail samedi à 2 heures du matin pour dire que la situation était critique et qu’il fallait absolument quelqu’un aujourd’hui. Le chef de service a renchéri le lendemain matin, alors j’ai changé mon billet.» «On tire toujours sur la corde. On les appelle pour dire qu’il manque quelqu’un, ils viennent pour ne pas fermer des lits», explique Julia Guilbert, médecin réanimatrice. A Trousseau, l’une des infirmières en est à plus de six semaines d’heures supplémentaires alors que le mois de décembre n’est pas terminé. La fin de l’année est particulièrement dure. «Les équipes ont tellement donné pendant toute l’année que ça devient difficile de combler», résume Damien Duvey, cadre de santé à Robert-Debré.
Sacrifices
Pour la première fois, la pénurie d’effectifs infirmiers touche un service jusque-là épargné grâce à son attractivité technique. Les départs ne sont plus remplacés. «Depuis dix-sept ans que je travaille à l’AP-HP, c’est la première fois que cela arrive. Avant, on avait une liste d’attente de quinze infirmiers qui voulaient venir bosser ici», raconte Damien Duvey. Désormais, c’est lui qui attend les CV. «Quand on recrute, on leur dit que c’est un contrat de nuit et quand, en face, une clinique privée propose 2 000 euros pour un contrat de jour, on ne peut pas s’aligner», regrette-t-il.
Au mois de janvier, en pleine épidémie de grippe, il manquera neuf infirmiers sur les quarante-neuf nécessaires pour faire tourner le service. «Si on n’arrive pas à recruter, ce sont quatre lits que l’on devra fermer», alerte le Pr Léger. Malgré le récent plan d’urgence pour l’hôpital prévoyant une prime de 800 euros net par an aux infirmiers d’Ile-de-France gagnant moins de 1 900 euros par mois, le salaire reste trop bas pour attirer de nouvelles recrues. Avec ses 1 650 euros mensuels, Manon, infirmière parisienne, est éligible à la prime. «Mais 66 euros par mois en plus, ce n’est rien par rapport aux heures que l’on fait, la responsabilité que l’on a. Je manipule des drogues, j’alterne jour et nuit», explique-t-elle devant des écrans noirs qui surveillent la fréquence cardiaque et l’oxygène de trois prématurés. Mais Manon reste. «Le jour où je quitte la réa, je quitte l’hôpital», assure l’infirmière. Elle travaille quarante-huit heures en quatre jours. Parfois, elle n’a même pas le temps de se remettre d’une mort qu’il faut «enchaîner direct».
Même si les sacrifices permettent d’ouvrir tous les lits, la réanimation pâtit des souffrances des autres services d’hospitalisation. Fin novembre, celui de pneumologie a dû à son tour fermer huit lits par manque d’infirmiers. Tandis que le Samu cherche des places pour les enfants entre la vie et la mort, les réanimateurs, eux, passent des coups de fil pour sortir ceux qu’ils ont guéris. «Je dois passer cinq ou six appels pour trouver une place pour un enfant qui va bien», souligne Amélie (1), médecin réanimatrice.
«Jouer» aux chaises musicales devient alors indispensable pour sauver les cas préoccupants. Les enfants qui vont mieux sont remplacés par d’autres qui vont mal. La surveillance continue est mise de côté pour ne faire que de la réanimation. «Je fais des sorties à l’arrache», lâche l’un des médecins. «J’ai déjà dû réveiller des parents pour leur dire que leur enfant allait bien et qu’on avait besoin de place pour un cas plus critique», confie l’un de ses collègues.
Dans la salle de surveillance exiguë, trois écrans avec des courbes de différentes couleurs mesurent le pouls, l’oxygène, la tension des patients. L’interphone sonne. Personne ne répond. On tambourine à la porte d’entrée. «Il va mourir, il va mourir, mon enfant va mourir», sanglote une mère. Elle est accompagnée d’une infirmière du service où son fils de 7 mois a été transféré après une dizaine de jours en réa. Un soignant a surdosé un médicament prescrit par les réanimateurs. La mère hurle dans le couloir. Le médecin, charlotte sur la tête, la rassure. «Ne vous inquiétez pas, s’il faut le prendre on le prendra.» Ce sera nécessaire. «Cet enfant est sorti trop vite de réanimation. Si on avait eu de la place on l’aurait gardé», juge la médecin Isabelle Guellec.
«Notre vie, c’est ça»
Depuis quelques jours, la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) fait pression sur les équipes pour qu’elles rouvrent des lits de réa pédiatrique, ce qu’elles rechignent à faire, faute d’un personnel suffisamment nombreux.
Il est 23 h 47, un samedi soir. «On a un enfant à aller chercher à Lille, qui est dispo ?» Le message du chef de service s’affiche sur la conversation WhatsApp de sept médecins réanimateurs, certains de repos, d’autres de garde ou d’astreinte. Des anges passent. Le bébé attend. En plus des lits qu’ils tentent d’ouvrir, les réanimateurs de Trousseau ont mis en place une Unité mobile d’assistance circulatoire (Umac) pour optimiser les chances de survie des enfants qui ont besoin d’une circulation extracorporelle (CEC). La machine de la dernière chance. Deux réanimations pédiatriques parisiennes le proposent en Ile-de-France, et seul Trousseau se déplace. «Avant, les autres réanimations nous appelaient pour une CEC et le Samu transportait les patients, parfois sur 200 kilomètres. Certains arrivaient en arrêt cardiaque», se souvient le Pr Léger. Depuis 2014, infirmiers, chirurgiens et réanimateurs partent en hélicoptère relier les enfants à ce poumon de fils et de circuits électriques pour gagner du temps quand les secondes comptent.
Le système est rodé grâce à un partenariat avec la sécurité civile de Paris. En 2019, l’équipe a reçu soixante demandes et s’est déplacée vingt-six fois sur la seule base du volontariat. Huit médecins ne suffisent pas pour créer une liste d’astreinte dédiée à cette activité. Il en faudrait trois de plus. Une demande de trois postes de titulaires a été faite à l’Agence régionale de santé (ARS). Elle attend depuis deux ans. La direction de l’hôpital reconnaît l’engagement des équipes mais, selon elle, «cette activité de ressort régional et national ne fait pas encore l’objet d’un complément de financement spécifique».
Aujourd’hui, en cas de besoin, tous les médecins sont sollicités un par un. Médecin réanimatrice, Julie Starck est de repos, mais part à Lille en hélicoptère. Isabelle Guellec, elle, découvre les messages le lendemain et se dit qu’elle a «laissé tomber les collègues». Elle se sent coupable. Le doute ronge ces professionnels quand l’enfant ne survit pas. «Ce sont des patients très graves qui risquent de mourir si l’Umac ne peut se déplacer. La charge émotionnelle est considérable dans la décision des médecins. Parfois, ils déposent leurs enfants dans la nuit pour les faire garder et faire une Umac», soutient le Pr Léger. Les messages s’enchaînent sur le WhatsApp des médecins, les mails pour demander aux infirmiers de faire des heures supplémentaires n’en finissent pas. «Notre vie, c’est ça», résume Julia Guilbert. «Le plus difficile est de culpabiliser tout le temps», confirme Isabelle Guellec, qui ajoute : «Mais combien d’enfants seraient morts si on n’avait pas fait tout ça ?»
(1) Le prénom a été modifié.
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