C’est un autre monde, où le roi ne bat pas la dame dans la bataille, où un Memory explore la diversité des sexes féminins, où le Qui est-ce vous fait deviner la jeune militante pakistanaise des droits des femmes Malala Yousafzai ou la figure abolitionniste Harriet Tubman. Et ce nouveau terrain de jeux dits féministes, souvent financés grâce à des campagnes de crowdfunding, est en train de s’étendre.

Sortis en 2018, les trois jeux pour enfants The Moon Project de la société Topla, montée par Héloïse Pierre, font partie des précurseurs en France. Bataille féministe, 7 familles de femmes inspirantes, mémo de l’égalité des métiers, autant de nouvelles possibilités de sensibiliser les plus jeunes. «Ça ouvre un dialogue de manière plus décontractée. On avait commencé par des jeux sur les maths et on a été confronté à des stéréotypes sur les sciences et les filles. On nous demandait souvent une version rose des jeux. C’était pénible. Dans le même temps, je n’arrivais pas à trouver de jeu sur l’égalité pour ma nièce. Ça m’a donné l’envie de me lancer», raconte Héloïse Pierre. Chaque jeu «tacle un enjeu qui ressort de manière flagrante dans les études sur les inégalités filles-garçons : le manque de visualisation des métiers, le manque de modèles féminins différents et la représentation du pouvoir.» Depuis, Topla a lancé d’autres jeux, comme la série Sexploration sur l’éducation à la sexualité. Un jeu de rôles autour du consentement est notamment proposé.

«Invisibilisées»

Plusieurs jeux «engagés» font le pari de mettre en avant des femmes ayant marqué l’histoire, comme Who’s She, un Qui est-ce sauce féministe, ou Bad Bitches Only de Gender Games, un Time’s Up réinventé. Dans ce dernier, il s’agit de faire deviner 250 femmes connues, réelles ou imaginaires. Inès Slim, la fondatrice : «L’idée était de mettre en valeur les femmes et les minorités de genres souvent invisibilisées et qu’en tant qu’adultes, on réapprenne une culture en s’amusant.» Dans la même niche, on retrouve le tarot Women of Science, le Memory les Foufounes ou encore le Takattak Trash pour apprendre à répondre aux attaques sexistes, racistes ou homophobes.
a Paris le 22 Dec 2019. Illustration pour article sur les jeux de societe feministe. Jeux: Les Foufounes - Memory Game
Photo Camille McOuat pour Libération

Pour les spécialistes et créatrices interrogés, la vague #MeToo a ouvert la voie. «Je pense aussi que cet essor vient du fait qu’on commence à reconnaître le jeu comme un vrai outil», souligne Virginie Tacq, professeure à la Haute Ecole de Bruxelles en sciences et techniques du jeu, auteure de jeux et cocréatrice de la page Paye ton jeu sur le sexisme ordinaire dans ce milieu. Si ces jeux dits féministes restent une niche, certains géants du secteur se positionnent sur ce créneau. Récemment mis sur le marché par Hasbro, Mme Monopoly alloue plus d’argent aux joueuses afin de dénoncer les inégalités salariales et permet d’acquérir des innovations dues à des femmes, comme le wi-fi ou le chauffage solaire.
Vincent Berry, sociologue de l’éducation spécialisé dans les jeux de société et jeux vidéo, perçoit dans ces sorties «une forme de politisation du jeu. Il y en a d’autres, comme celui sur la ZAD, ou Kapital ! des sociologues Pinçon-Charlot, qui dénoncent le capitalisme. Le jeu de société porte les problématiques qui animent le débat politique aujourd’hui. Il a toujours été traversé par des formes d’instrumentalisation, comme dans le cas du Monopoly.» En 1902, l’Américaine Elizabeth Magie conçoit le jeu anticapitaliste The Landlord’s Game pour dénoncer spéculations et monopole. Le principe sera repris et dévoyé par Charles Darrow en 1929 sous le nom Monopoly. Cette politisation du jeu est cependant complexe. «Le jeu est à la fois une imitation de la réalité et une forme de carnaval où les gens peuvent caricaturer les rapports, expose Vincent Berry. Il y a toujours une tension entre l’introduction d’un contenu politique pour mener à des prises de conscience et la nature même du jeu, le divertissement.» Bruno Faidutti, auteur d’une centaine de jeux dont Citadelles, le plus connu, mais aussi professeur de SES et historien spécialiste de la licorne, ne croit pas aux jeux engagés : «On joue pour se changer les idées et un jeu ne peut pas avoir la subtilité d’un bouquin.»
Certains regrettent que ces jeux féministes se cantonnent à réinterpréter des mécaniques ultra-connues. Héloïse Pierre explique : «On a commencé par ça car le sujet est clivant. Le Bluff, un autre jeu de The Moon Project, a une mécanique particulière mais est plus dur à vendre.» Même argument chez Gender Games pour qui l’innovation thématique surclasse l’innovation mécanique. Vincent Berry : «La fonction symbolique de ces jeux est peut-être plus importante. Toutefois, un des enjeux dans la conception de jeux à message est la rhétorique procédurale, la manière dont la mécanique du jeu fait prendre conscience d’un phénomène social.» Exemple, cette règle de Bad Bitches Only : pour faire deviner une femme connue, il est interdit de la décrire comme «la femme de, fille de, mère de».

«Présidente»

Pas facile pour ces produits de trouver leur place dans le monde du jeu de société. Inès Slim raconte : «Avant de lancer le jeu, quand j’ai sondé les groupes de jeux de société, j’ai eu un retour superviolent et sexiste.» Sa consœur Héloïse Pierre s’est aussi habituée aux remarques du type : «Mais pourquoi vous vous prenez la tête, quel intérêt ?» Elle raconte cette anecdote : «A la Kidexpo 2018, une fille de 6 ans jouait au Mémo de l’égalité des métiers où il y a un et une pilote. Sa mère m’a lancé : "Vous vous rendez compte que vous mentez aux enfants ? Vous savez bien qu’une fille ne peut pas être pilote, on a un sens de l’orientation exécrable, c’est un scandale de leur dire que c’est possible". On a eu plein de remarques comme ça.»
Des critiques contrebalancées par les très bons retours de leurs clientes et clients, ravis de trouver de telles propositions. Virginie Tacq : «Souvent, ces jeux touchent des publics qui jouent peu. Ils sont peu connus dans le milieu et s’adressent surtout à des gens déjà sensibilisés sur ces sujets.» Pour s’extraire des cercles militants, Topla a créé un Mistigri Girl Power avec Barbie. Une collaboration qui, à première vue, interroge. Héloïse Pierre : «Ils ont toujours montré que les filles peuvent faire les métiers qu’elles veulent. Barbie était présidente dès les années 70. Il touche des gens qui ne s’attendent pas à ce qu’on parle de ces sujets.»
Si le jeu peut être un outil de sensibilisation parmi d’autres, Virginie Tacq pointe le besoin «d’en discuter après la partie» pour qu’il ait un réel impact. «L’arrivée de ces jeux fait aussi réfléchir sur ce qu’on nous propose dans des jeux plus classiques», avance la professeure. Les trois spécialistes sont unanimes : les clichés sexistes et genrés polluent encore les jeux de société, de façon plus ou moins subtile. Ce sont par exemple les jeux Conan où les femmes sont hypersexualisées, ou Blanc manger coco dont la mécanique se fonde sur des blagues sexistes, racistes ou homophobes. On peut aussi citer la couverture du jeu Cléopâtre et la Société des architectes : une édition précédente reléguait le personnage éponyme en arrière-plan, la nouvelle la place au centre mais dans une image de femme fatale. Inès Slim : «C’est l’exemple parfait des deux options qui existent en général pour les femmes dans les jeux.»

«Autocollants de rois»

Les personnages féminins sont aussi globalement moins présents et les rôles qui leur sont assignés restent parfois genrés. Virginie Tacq : «Kingdomino est un très bon jeu où l’on joue quatre rois. Le nom du jeu, la règle, tout pousse à ce que ça soit des hommes mais on pouvait imaginer ce qu’on voulait. Dernièrement, ils ont édité en plus des autocollants de rois à coller sur les personnages en bois. Une manière de dire "n’oubliez pas, ce sont des rois".» Elle poursuit : «Ils ont aussi sorti Queendomino, on s’est dit "super, on va pouvoir jouer la reine". Mais en fait non. Elle donne simplement des bonus aux joueurs, les rois…» Si Virginie Tacq salue des efforts vers plus d’inclusivité, ils sont encore limités. «Il n’y a pas de politique hypervolontariste pour interroger vraiment les représentations de façon subtile, donc on retrouve ces clichés. Il faut sensibiliser les éditeurs et reconnaître le jeu comme un réel objet culturel pour davantage se rendre compte des tenants et des aboutissants.»
Au contraire, Bruno Faidutti regrette que cette considération naissante aille parfois trop loin : «Je travaille sur un jeu de bluff où des lutins du père Noël se plaignent de leurs conditions de travail et vont donc voler des jouets pour les revendre sur Ebay. Les jouets sont roses pour les filles et bleus pour les garçons. C’est du second degré, mais les éditeurs intéressés m’ont tous dit que ces jouets genrés ne passeraient pas, bien qu’ils trouvent ça drôle.» Il assure travailler délibérément avec des clichés. «Il est difficile de s’en défaire. Un jeu de société n’est pas une œuvre complexe, l’histoire ne peut pas être traitée de manière subtile car le thème sert de support à ce que vont construire les joueurs. Les clichés les aident à accepter le thème et à rentrer dans le jeu.»
L’auteur s’est amusé il y a quelques années à faire sa propre introspection en calculant la parité dans ses jeux. «Il y a beaucoup plus d’hommes, mais les éditeurs font plus attention à la parité des personnages aujourd’hui. Dans Citadelles, paru il y a une trentaine d’années, il n’y avait que des personnages masculins à l’origine. Une nouvelle version sortie il y a trois ans respecte la parité. C’est bien mais ça me gêne qu’on soit obligé d’y faire attention. Malheureusement, c’est nécessaire.» Virginie Tacq liste plusieurs jeux non militants qui s’engagent pour plus d’inclusivité : Welcome to… où la règle alterne féminin et masculin, ou encore Baf, où l’illustratrice a poussé pour avoir des cartes personnages double face avec la représentation des deux sexes.
Le jeu Pandémic fait aussi la part belle aux femmes scientifiques. Et dans le jeu One Deck Dungeon, «il n’est possible de jouer que des héroïnes, ce qui n’a pas plu à certains joueurs. Ça a provoqué un petit tollé». Jeux de société engagés ou non, il faudra certainement encore jouer pas mal de parties pour que ces changements ne se remarquent même plus.