Principal architecte du projet Health Data Hub, Jean-Marc Aubert, patron de la Drees, quitte le service public pour rejoindre à nouveau la société Iqvia, leader mondial de l’exploitation des données de santé.
A peine lancé, début décembre, le Health Data Hub, la nouvelle plate-forme informatique rassemblant la totalité des données de santé personnelles des Français, a focalisé les critiques. Après l’hébergement par un opérateur américain (Microsoft), l’anonymisation fragile des données, les conditions d’accès au Hub par les acteurs privés, etc., une nouvelle polémique pourrait survenir avec le départ de Jean-Marc Aubert, patron de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Principal architecte du projet, il quitte le service public pour la société Iqvia (anciennement IMS Health), le leader mondial de l’exploitation des données de santé, dont le chiffre d’affaires atteignait près de 10 milliards d’euros en 2018.
Officialisé, mercredi 18 décembre, ce départ est en réalité un retour – ou un second pantouflage en moins de dix ans –, puisque M. Aubert était déjà salarié d’Iqvia jusqu’en octobre 2017, lorsqu’il a pris la direction de la Drees. Jusqu’alors directeur pour les « solutions patients » aux Etats-Unis, il revient cette fois en tant que directeur de la filiale française d’Iqvia, selon un communiqué de la société.
« Leader mondial dans l’utilisation des données, de la technologie, de l’analyse avancée et de l’expertise humaine pour aider les entreprises des sciences de la vie », comme le groupe l’explique sur son site Internet, Iqvia propose notamment à ses clients – principalement dans le secteur pharmaceutique – de les aider à « comprendre le nouveau cadre d’accès aux données médico-administratives [en France] et à ses évolutions réglementaires », ainsi qu’à exploiter « la puissance de ces données dans tous [leurs] projets ».
« Un très mauvais signal »
Les modalités de mise à disposition de ces informations par l’intermédiaire du Health Data Hub ouvrent ainsi des perspectives commerciales pour Iqvia. M. Aubert ne considère pas cette situation comme problématique. « Je ne suis jamais allé travailler dans une administration qui régulait le travail des industriels et notamment d’Iqvia, dit-il au Monde. La Drees n’a aucun contact avec Iqvia, quasiment. Quand je suis arrivé [à la Drees], on a mis en place une procédure pour éviter tous conflits d’intérêts, mais il n’y a même pas eu l’occasion d’un conflit d’intérêts. »
Pour M. Aubert, le fait qu’Iqvia communique auprès de ses clients sur l’évolution en cours de l’accès aux données de santé françaises ne relève de rien de plus que du « marketing ».
L’argument ne convainc pas les associations. « Le retour rapide de M. Aubert auprès d’Iqvia pose de toute évidence un énorme conflit d’intérêts, estime Anne Chailleu, vice-présidente du Formindep, une association de lutte contre les conflits d’intérêts dans le monde médical. Cette société a pour cœur de métier l’optimisation des ventes de produits pharmaceutiques ou dispositifs médicaux par l’exploitation de données de santé. Le recrutement [de M. Aubert] par le ministère de la santé pour lui confier la structuration du secteur public des données de santé était déjà un très mauvais signal. »
« Le pantouflage devient dangereux pour l’intérêt général,quand des fonctionnaires rejoignent l’entreprise ou le secteur pour lesquels ils étaient chargés d’une mission de service public, ce qui crée une suspicion sur leurs motivations », estime Elise Van Beneden, secrétaire générale adjointe d’Anticor, association qui lutte « contre la corruption et pour l’éthique en politique ». Par ailleurs, souligne l’avocate, seuls les départs vers le privé sont contrôlés et non l’inverse.
« On est venu me chercher : le cabinet de [la ministre des solidarités et de la santé] Mme Buzyn, ainsi que d’autres personnes qui avaient apprécié travailler avec moi », assure aujourd’hui M. Aubert, se défendant de tout entrisme. Quant à son départ de la Drees pour Iqvia – « parce qu’on est venu me chercher, très fortement » –, la Commission de déontologie de la fonction publique ne s’y est pas opposée, dit-il. « Un avis est actuellement en cours de notification à son administration d’origine », indique-t-on à la direction générale de l’administration et de la fonction publique, sans plus de précisions.
Déclarations d’intérêts manquantes
Conformément à la loi relative à la transparence de la vie publique, M. Aubert a rempli une déclaration d’intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) lors de sa prise de fonctions. Cependant, ce document, couvert « par le secret professionnel », n’est pas public, explique l’institution. C’est d’ailleurs la HATVP qui deviendra compétente « sur la question des allers-retours public-privé » à compter du 1er février.
En revanche, dans le cadre de la « loi Bertrand » de 2013, M. Aubert était tenu de remplir une déclaration d’intérêts destinée à être rendue publique, une obligation à laquelle sont soumis un grand nombre de fonctionnaires du domaine de la santé. Or, celle-ci est introuvable sur le site du gouvernement DPI. sante.gouv.fr, qui rassemble ces documents. « En général, je suis les réglementations », assure M. Aubert, qui dit ne pas se souvenir qu’on lui ait demandé de remplir ce formulaire.
Autres déclarations d’intérêts manquantes : celles des membres du conseil scientifique de la task force sur le financement de la santé, que M. Aubert a dirigé en 2018 à la demande de la ministre, Agnès Buzyn. La loi Bertrand dispose pourtant que les « membres des commissions et conseils siégeant auprès des ministres chargés de la santé et de la Sécurité sociale » sont tenus d’établir une déclaration d’intérêts.
Pour M. Aubert, l’équipe en question ayant été « une task force, et non un groupe de travail », ses membres échappaient à cette obligation. L’ancien haut fonctionnaire ajoute avoir choisi les membres du conseil scientifique. Parmi eux : l’économiste de la santé Claude Le Pen qui, consultant pour Iqvia, rédige notamment pour la société une analyse mensuelle à destination de ses clients.
Interrogé, le cabinet de Mme Buzyn n’a souhaité commenter aucune des questions soulevées par le départ de M. Aubert, par la nature de son travail à la Drees, ou par l’absence de sa déclaration d’intérêts.
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