Publié le 16 avril 2019
Les « bitures express » se banalisent chez les jeunes. Face à l’offensive des alcooliers pour séduire les générations Y et Z, la prévention est un enjeu essentiel, soulignent les addictologues.
« J’ai arrêté mes études car il n’était plus possible d’emmagasiner des connaissances alors que mon cerveau baignait dans l’alcool », analyse Dany. C’était il y a quatre ans, et elle venait d’intégrer une école de commerce. Désormais abstinente depuis cinq mois pour l’alcool, deux pour le cannabis, cette jeune femme de 23 ans témoigne pour en aider d’autres. « L’alcool est trop accessible pour les jeunes, il faut tomber dedans et s’en sortir pour prendre conscience des pièges », résume-t-elle.
A l’adolescence, dans les soirées entre amis, Dany était toujours celle qui buvait plus, et plus vite que les autres. Mais c’est après une opération du genou qu’elle va « plonger ». Immobilisée au domicile parental, un peu isolée, avec des douleurs contre lesquelles les médecins ne l’avaient pas mise en garde, elle passe de l’alcool festif à l’alcool médicament. La journée, elle « tient » avec du cannabis. La nuit, elle se relève pour boire. Progressivement, sa consommation quotidienne atteint des niveaux impressionnants (quatre litres de bière, plus de la vodka, et des dizaines de joints), elle ne s’alimente presque plus. « Mon père ne dormait pas pour me ramasser par terre, moi j’étais dans le déni », raconte Dany.
Un jour, invitée à un mariage, elle décide de rester sobre vingt-quatre heures pour mieux profiter de la fête. Elle fait une crise d’épilepsie, une complication connue en début de sevrage, mais rare à son âge. « Ça a été un signal, j’ai réalisé que je ne m’en sortirais pas sans hospitalisation », poursuit-elle. A son arrivée dans le service d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse (AP-HP, Villejuif), il y a un an, son état physique est préoccupant, avec des déficits en vitamines, un foie stéatosique (gras) à l’échographie, des tests cognitifs (mémoire…) perturbés. « Les grosses consommations, ça rend con. Il faut environ un an pour que le cerveau refonctionne normalement, ce qui me donne un objectif », sourit Dany, qui dit commencer à retrouver « une vie normale ».
Un cas sévère, mais pas exceptionnel dans un centre d’addictologie de référence comme celui de Paul-Brousse. « Ces dernières années, je vois de plus en plus de jeunes polyconsommateurs, avec d’importantes consommations d’alcool, souligne Geneviève Lafaye, responsable de l’unité d’addictologie adolescents et jeunes adultes. On découvre toute une variété de profils, comme ces jeunes filles qui ont des troubles du comportement alimentaire associés aux problèmes d’alcool. »
Sujet majeur de santé publique en France, l’alcool l’est aussi, différemment, pour les jeunes générations. Equivalent du binge drinkingdes Anglo-Saxons, les alcoolisations ponctuelles importantes (ou API), définies par au moins cinq verres en une occasion, sont devenues complètement banales à l’adolescence. A 17 ans, près d’un garçon sur deux en déclare au moins une dans le mois (38 % pour les filles), selon l’enquête Escapad 2017, publiée dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) du 19 février. Les API répétées (au moins trois épisodes mensuels) concernent, elles, 21,7 % des garçons et 10,9 % des filles. Les jeunes adultes aussi ont tendance à consommer des doses importantes de façon occasionnelle, quand leurs aînés boivent moins mais plus régulièrement, confirme le dernier BEH du 26 mars. Rappelons que les nouveaux repères de consommation – qui ne font pas de distinction selon l’âge – sont de ne pas dépasser 2 verres par jour, 10 par semaine, et de ne pas boire tous les jours.
Accidents, violences, rapports sexuels non consentis ou non protégés, suicides, comas éthyliques… Les complications aiguës des alcoolisations massives sont des plus frappantes et marquent l’opinion publique, encore plus lorsqu’elles sont fatales. Certaines sont favorisées par les « black-out », épisodes d’amnésies, fréquents lors d’une consommation importante.
Mais les conséquences à long terme sur l’organisme, plus insidieuses, sont moins connues. « La plupart du temps, les jeunes n’ont pas conscience des risques qu’ils prennent (…). Cette fragilité des adolescents en fait une cible vulnérable », et une proie idéale pour les lobbys, s’inquiètent dans Comment l’alcool détruit la jeunesse (Albin Michel, 2017) Amine Benyamina, chef du service d’addictologie de Paul-Brousse, et la journaliste Marie-Pierre Samitier.
« Au total, 60 maladies sont liées à la consommation d’alcool, mais on ne sait pas ce qu’il en est concernant spécifiquement les jeunes. Ce toxique est en tout cas la première cause de mortalité chez les 15-49 ans », dit le professeur Mickaël Naassila, directeur du groupe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances (Inserm, Amiens). Pour ce spécialiste, « l’un des freins majeurs pour la recherche, l’épidémiologie et même le diagnostic est l’absence de définition consensuelle du binge drinking. De plus, il ne s’agit pas seulement d’une question de quantité d’alcool bue dans un temps donné, il faudrait prendre en compte d’autres facteurs de susceptibilité : génétiques, psychologiques… » Par ailleurs, soulignent plusieurs spécialistes, il est un peu artificiel d’étudier les effets de l’alcool seul, puisqu’il est en réalité souvent associé à d’autres toxiques, cannabis le plus souvent.
« L’alcool est la première cause de mortalité chez les 15-49 ans », professeur Mickaël Naassila, Inserm, Amiens
Les effets les mieux documentés du binge drinking sont ceux sur le cerveau, un organe d’autant plus vulnérable qu’il ne finit sa maturation que vers 20-25 ans. L’alcool est neurotoxique, en particulier pour l’hippocampe, qui joue un rôle majeur dans la mémorisation. « Des études chez des étudiants binge drinkersmontrent aussi une atteinte du corps calleux, la substance blanche qui relie les deux hémisphères. Les lésions sont surtout dans sa partie frontale, impliquée dans les fonctions exécutives : planification, prise de décision, flexibilité mentale… », ajoute Mickaël Naassila. Les chercheurs découvrent aussi un impact négatif sur la régulation des émotions, les habiletés visuo-spatiales… « Des mécanismes inflammatoires sont à l’œuvre, il a d’ailleurs été montré chez le rongeur que des anti-inflammatoires peuvent prévenir les troubles mnésiques du binge drinking, précise le chercheur d’Amiens. Il y a aussi des processus épigénétiques. »
Pour les addictologues, l’évaluation des fonctions cognitives est un examen utile, à la fois pour mesurer le retentissement des alcoolisations, et pour motiver les patients. « Ces jeunes ont souvent une estime d’eux-mêmes catastrophique. Leur montrer que leurs troubles de mémoire, d’attention… sont en partie liés à l’abus d’alcool, et qu’ils peuvent voir une amélioration lorsqu’ils s’arrêtent de boire est valorisant », explique le docteur Lafaye.
Quid de l’impact sur le foie d’alcoolisations massives, dès l’adolescence ? Pour le professeur Alexandre Louvet, hépatologue au CHU de Lille, on manque encore de données. « Contrairement au cerveau, on ne sait pas à quel âge le foie atteint sa maturité vis-à-vis de la consommation d’alcool », souligne-t-il. Une étude finlandaise a observé que la pratique du binge drinking était associée à la survenue de cirrhose du foie. « Des arguments épidémiologiques et expérimentaux suggèrent donc un lien entre ce mode d’alcoolisation et des maladies du foie, mais ce n’est pas encore prouvé formellement », tempère le professeur Louvet, en précisant qu’il n’y a pas de données épidémiologiques en France dans ce domaine.
Jean-Pierre Couteron, psychologue et porte-parole de la Fédération addiction, insiste sur une prise en charge précoce de ces jeunes. « Après une première alcoolisation importante, une consultation devrait être automatique, mais beaucoup de parents n’ont pas le réflexe, se contentent d’engueuler leur ado, et pensent que ça s’autotraite. Ils minimisent souvent, même si leur ado est passé aux urgences, regrette-t-il. On voit parfois en consultation des jeunes amenés pour un ou deux joints, alors qu’ils ont déjà fait cinq ou six épisodes d’ivresse. » « Les parents doivent aussi fixer des règles pour les sorties, ne pas les laisser s’autoréguler, mais accompagner la prise d’autonomie », poursuit l’addictologue.
La prévention est l’un des enjeux essentiels. Et son efficacité n’est plus à prouver. Ainsi du programme Unplugged. Ce jour de février, il se tient dans l’une des classes de 6e du collège Pierre-Mendès-France de Chécy (Loiret). A la question : « Pouvez-vous me citer des noms de drogues ? », les réponses fusent. Cannabis, chicha, alcool, tabac, cocaïne, médicaments… « Qu’est-ce qu’une addiction ? Comment définissez-vous une drogue ? » Nathan, Salomé, Anaïs, Mathilde… répondent à leur enseignante, Sophie Guénot, et Marion Fal, coordinatrice du secteur jeunesse à l’Association pour l’écoute et l’accueil en addictologie et toxicomanies (Apleat), qui interviennent en duo. C’est la neuvième séance du programme destiné aux 12-14 ans, qui en compte douze. Il existe depuis quatre ans dans les sept classes de 6e de ce collège. « Une drogue est quelque chose dont on ne peut pas se passer et qui a des effets physiques et psychiques, et on peut parfois perdre le contrôle de ses consommations », résume Marion Fal.
Assis en îlot, les vingt-deux élèves participent activement. Un jeu de cartes leur est ensuite proposé, avec des phrases comme : « Il n’est jamais trop tard pour arrêter de fumer ». A eux de dire si c’est vrai ou faux. Et ça fonctionne. « C’est mieux de proposer ces programmes avant qu’ils aient touché à l’alcool », souligne Céline Galisson, infirmière scolaire.
« Après une première alcoolisation importante, une consultation devrait être automatique, mais beaucoup de parents n’ont pas le réflexe », Jean-Pierre Couteron, psychologue
« C’est une nouvelle démarche d’apprentissage, on part de ce qu’ils savent, sans jamais les rabaisser », relève Sophie Guénot. « Le prétexte de ces programmes est la prévention de la consommation de drogues et des addictions, mais notre intérêt est de développer les compétences psychosociales de nos élèves, transposables dans des situations d’apprentissage et de la vie quotidienne », complète Bernadette Hendrix, principale du collège. Autre effet, « ces séances renforcent l’estime de soi, améliorent le climat scolaire, apprennent à gérer les conflits », selon Myriam Serisier, principale adjointe.
Validé dans sept pays européens depuis 2002, Unplugged a été évalué par Santé publique France (SPF) avec un financement de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) auprès de 1 091 collégiens du Loiret de la sixième à la quatrième en 2016-2017. Ces résultats, qui seront rendus publics en mai, montrent que, huit mois après le début de la formation, les enfants qui en ont bénéficié ont moins de risques d’avoir été ivres, de fumer une cigarette ou de consommer du cannabis que le groupe non formé. De même, ils résistent mieux à des pressions de leurs pairs, explique Jean-Michel Lecrique, de SPF. Les habiletés sociales sont également renforcées et le climat scolaire amélioré. De plus, « ces effets positifs semblent encore plus grands pour les collégiens de niveau socio-économique défavorisé ou avec plus de permissivité parentale », indique l’étude.
« La littérature scientifique montre que l’utilisation précoce de substances psychoactives favorise le risque d’abus de substances et de dépendance plus tard », ajoute Jean-Michel Lecrique. Déployé dans le Loiret depuis 2013, aujourd’hui dans dix collèges, et bientôt en Ile-de-France, Bourgogne-Franche-Comté et Nouvelle Aquitaine, le programme pourrait être élargi.
D’autres programmes de prévention sont proposés par cette association tout au long du parcours scolaire, dès la maternelle avec Tina et Toni, en classe primaire avec le Good Behavior Game, ou encore Tabado au lycée, etc. Des initiatives qui restent trop rares, portées par des professionnels motivés. Globalement, l’éducation à la santé, pourtant inscrite dans la loi, n’occupe aujourd’hui qu’une trop petite place dans les établissements scolaires, souvent faute de moyens.
Il est primordial d’avoir des programmes pertinents et évalués : les messages basés sur la peur ne fonctionnent pas et peuvent même avoir des effets négatifs. « Majoritairement, les jeunes gèrent bien l’alcool, et sont réceptifs aux messages de prévention », estime Nicolas Baujard, responsable du secteur jeunesse de l’Apleat, qui coordonne le programme Unplugged. Toutefois, « des difficultés peuvent se poser en contexte festif, et il est utile de rappeler les notions de prises de risques, comme ne plus se souvenir de ce qu’on a fait, rentrer en ayant trop bu… », poursuit Nicolas Baujard, dont l’association intervient aussi sur les lieux festifs. Elle organise également des ateliers tels que « Comment organiser la soirée idéale », « Comment gérer quelqu’un qui a trop bu », « Quand appeler le SAMU », etc.
Pour s’adresser aux jeunes, à ceux qui ne consomment pas encore et à ceux qui consomment déjà, SPF utilise le marketing social. Intitulée Bourré simulator, la vidéo commandée aux youtubeurs Mcfly & Carlito a été vue plus de huit millions de fois. « Le but est la réduction des risques, on n’est pas dans l’abstinence », rappelle François Bourdillon, directeur général de SPF, qui veut reprendre la main dans la lutte contre l’alcool, notamment chez les jeunes, la précédente campagne datant de 2013. « La prochaine aura lieu à l’automne, visant à valoriser l’attention portée aux autres en contexte de soirée, avec pour message : “Si je vais trop loin, la fête sera gâchée” », explique Viêt Nguyen-Thanh, de SPF. Venu d’Angleterre, le défi « Dry January », qui incite à ne pas boire d’alcool pendant tout le mois de janvier, pourrait être envisagé sous une formule « Janvier sobre ». Une initiative qui pourrait amorcer une démarche de réduction de la consommation d’alcool. Cette action vise entre autres les soirées étudiantes, où l’alcool coule à flots.
Autre axe de prévention, aider les familles, souvent démunies. Rachel Champanay, son mari, et leur fils de 12 ans ont ainsi participé au programme de soutien aux familles et à la parentalité (PSFP), une fois par semaine, et pendant une dizaine de semaines. « Le but est de développer des facteurs de protection et d’instaurer un climat familial positif », explique Ulrich Vandoorne, qui pilote ces programmes. « Galaad aime prendre des risques depuis tout petit », dit sa mère. S’il n’a aucun problème de consommation de substances, sa mère préfère agir en amont. « Plusieurs personnes de la famille ont eu des problèmes d’alcool, dit cette enseignante à Saint-Gengoux-le-National (Saône-et-Loire). Dans notre région, on propose souvent de goûter le vin, c’est comme un rite d’initiation, il faut savoir s’y opposer. »
« Pour nous, il y a quatre piliers sur lesquels il faut agir en matière de prévention, insiste Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération addiction. Primo, avoir davantage d’information sur les produits. Deuzio, limiter leur accessibilité, en agissant sur les prix, la publicité, car, rappelons-le, ce ne sont pas des produits comme les autres. Tertio, agir sur les compétences psychosociales. Enfin, rencontrer plus vite, plus tôt, les jeunes et les familles, y compris en milieu festif, mais aussi dans les consultations jeunes consommateurs (CJC), lors d’épisodes de crise. »
Annoncé fin 2018 par la ministre de la santé, Agnès Buzyn, le suivi psychologique obligatoire pour les jeunes hospitalisés en coma éthyliquedevrait être généralisé sur tout le territoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire