Un toxicomane montre qu'il ne se shoote plus, à Baume-les-Dames. Photo Raphaël Helle. Signatures
La Franche-Comté et ses zones rurales sont fortement touchées par les addictions aux drogues. A bord de sa fourgonnette, l’association Aides contribue à sortir des toxicomanes de l’isolement. Arrêt à Baume-les-Dames.
Chaque semaine, c’est le même rituel : charger le camion, vérifier le matériel, penser à emporter des prospectus, à refermer le local du centre-ville… Pour être sûr de terminer les préparatifs à temps, Xavier Dreux, chargé de projet au sein de l’association Aides de Besançon (Doubs), fait sonner plusieurs réveils sur son portable. «Sinon, on se laisse vite dépasser»,plaisante-t-il. Comme chaque jeudi après-midi, le jeune homme a fort à faire : il est attendu à Baume-les-Dames, à une quarantaine de kilomètres de la préfecture du Doubs, pour aller à la rencontre d’usagers de stupéfiants.
Le camion aménagé de l’association fait office de centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud). Seul un petit logo à l’arrière de la carrosserie blanche permet d’identifier cet utilitaire en apparence banal. «On essaie quand même de se faire discrets, par respect pour le voisinage, et pour des questions de sécurité»,explique le jeune homme qui commence pourtant à avoir ses habitudes dans la verdoyante cité comtoise de 5 000 habitants.
Depuis trois ans, l’antenne locale de l’association Aides n’est plus seulement un relais fixe mais sillonne aussi le département à la rencontre des usagers plus isolés, qu’ils soient situés dans des squats en centre-ville, dans des quartiers réputés sensibles de Besançon comme celui de Planoise, ou encore dans des zones rurales telles que Saint-Vit (4 800 habitants), Maîche (4 200 habitants) ou Morteau (6 900 habitants).
«Une habitude de merde»
A Baume-les-Dames, la fourgonnette se gare chaque semaine à l’ombre des arbres d’un parc relativement fréquenté, à deux pas de l’hypermarché du coin, et du Doubs qui traverse la ville. «On préfère s’installer dans un point de passage déjà établi, avec l’autorisation de la mairie, plutôt que de se voir proposer un endroit qui ne conviendrait pas forcément à notre public cible parce que trop proche d’un commissariat, par exemple, ce qui pourrait les rebuter», explique Xavier Dreux.
L’équipe d’Aides déploie un petit fanion flanqué de son logo à l’entrée du parc, ouvre les portes arrière de la camionnette, et laisse venir à elle ceux et celles qui le souhaitent. «On évite d’aller au contact des gens, y compris ceux qu’on connaît déjà : si on leur propose du matériel alors qu’ils ont entamé des démarches pour se sevrer, est-ce que cela ne risque pas de les tenter ?»déroule Xavier Dreux. La veille, les utilisateurs réguliers de ce service (une dizaine environ à Baume-les-Dames, dont un tiers de femmes) ont reçu un SMS pour confirmer les horaires de présence et leur rappeler qu’ils peuvent passer commande, jusqu’à 13 heures le jour J, au cas où ils souhaiteraient prendre davantage de matériel pour en redistribuer à d’autres.
A l’intérieur du véhicule, deux espaces : l’un destiné au dépistage du VIH et des hépatites, via des tests rapides d’orientation diagnostique (Trod) ; et l’autre, derrière une porte coulissante, pour l’information et la distribution de matériel. Là, entre deux banquettes en skaï, trône une petite table sur laquelle sont disposées des plaquettes d’information (lieux de présence de l’association, numéros utiles, sexualité…) et des boîtes destinées à récupérer les seringues usagées.
«Speedball»
En cette après-midi d’août pluvieuse, placée en alerte orange aux orages, il n’y a pas foule. Ce jour-là, seul Christian (1) fait escale dans la fourgonnette aménagée,«pour la première fois». A 40 ans, l’homme, silhouette fluette et chevelure grisonnante, a «arrêté la came depuis 2011» : «A cause d’elle, j’ai tout perdu. Je me prenais pour le roi du monde, mais j’étais le roi des cons.» Depuis, il est sous Subutex, traitement substitutif aux opiacés sous forme de comprimés, qu’il préfère sniffer. «Une habitude de merde», résume-t-il.
«Beaucoup de gens concernés par l’addiction fonctionnent avec des rituels, un peu comme le café-clope pour les fumeurs», appuie Xavier Dreux. «Tout ce que je gagnais à l’usine, je le sniffais», poursuit Christian, qui ne cache pas avoir «bu quelques canons». Le quadragénaire, d’abord un brin hésitant, se fait de plus en plus volubile. «Vous êtes sympa, ici on peut parler»,salue-t-il. «Tu veux pas un kit "roule ta paille" tant que tu es là ? » lui demande Xavier Dreux. Tout comme les seringues, le gel hydroalcoolique ou encore les filtres stériles, le kit fait partie du matériel proposé gracieusement par Aides au cours de ces tournées, en fonction des profils et des besoins. A l’intérieur, deux fioles de sérum physiologique pour nettoyer le nez après les inhalations et une dizaine de petits cartons souples sur lesquels figurent des messages de prévention. Une fois roulés, ils se substituent aux billets bien souvent utilisés en guise de paille et qui présentent un risque de transmission d’hépatite, dû notamment à leur conservation dans des milieux chauds et humides, type portefeuille en cuir glissé dans une poche de pantalon. Christian glisse le sachet translucide dans son blouson de moto.
Ancien ouvrier, ce Baumois, célibataire et sans enfant, vit désormais d’une allocation adulte handicapé, à la suite d’un accident de scooter. Pour lui, l’addictiona commencé par «quelques ecsta en soirée, avec des teufeurs», puis la coke, l’héroïne et la kétamine.«Une fois, je ne sentais carrément plus rien, nom de diou», dit-il. Il n’a de cesse de décrire les couvercles des toilettes devenus bruns à force de servir de support pour la préparation des drogues dans l’usine qui l’employait, sous-traitante pour Peugeot. «La Peuge»,comme on dit ici. «La moitié des gens se droguaient pour tenir les cadences», assure-t-il.
Il raconte avoir parfois embauché à 3 h 45 «et direct je me faisais un speedball», mélange d’héroïne et de cocaïne.
Pour se fournir, il lui arrivait d’aller aux Pays-Bas, à quelques heures de route seulement. «Sinon, il suffit de demander et en cinq minutes je vous trouve ce que vous voulez dans un périmètre de 500 mètres», insiste Christian. Preuve s’il en fallait que les drogues dures n’épargnent pas les milieux ruraux.
Selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), en 2014, on déplorait en Franche-Comté 1,3 décès par surdose pour 100 000 habitants de 15 à 74 ans, contre 0,6 en moyenne en France. Soit le deuxième taux le plus élevé du pays, derrière la Lorraine. La situation géographique du territoire, proche de la Suisse et sur la route des Pays-Bas, n’est sans doute pas étrangère à ces statistiques. Toujours selon l’OFDT, «si les zones rurales investiguées ne se distinguent pas franchement du reste du territoire national en termes de disponibilité des produits, le vrai problème pour les usagers est l’accès aux soins et aux structures de réduction des risques». D’où la démarche d’aller à la rencontre de ces populations.
Sans jugement
Créés par la loi d’août 2004 relative à la politique de santé publique, les Caarud s’inscrivent dans la démarche anglo-saxonne de harm reduction (réduction des dommages ou des risques liés à la consommation) apparue dans les années 90. Ils permettent un accueil anonyme, gratuit et inconditionnel, qui se veut complémentaire de la prise en charge pluridisciplinaire proposée dans les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa). L’Hexagone compte environ 140 Caarud, dont une trentaine sont gérés par Aides, dans le cadre d’appels à projets lancés par les agences régionales de santé. De plus en plus de ces structures sont équipées d’un camion, comme celui de l’antenne bisontine. «Les décideurs politiques prennent conscience que la consommation de drogues est présente en milieu rural, et qu’il faut apporter des réponses», se félicite Xavier Dreux.
A l’en croire, les usages en campagne vont à l’encontre de bien des idées reçues : il cite notamment le cas d’un cadre supérieur qui vient régulièrement chercher une pipe à crack. «Beaucoup travaillent et ont un logement autonome», ajoute le chargé de projet chez Aides. Objectif pour l’association : sensibiliser aux risques, sans jugement. Et pour cause : certains des bénévoles ou des salariés ont eux-mêmes connu l’addiction. Un gage de confiance ? «Pas forcément,rétorque Dreux. Certains usagers se montrent méfiants, partant du principe que notre parole s’en trouve décrédibilisée.»Ce n’est semble-t-il pas le cas de Christian, qui restera plus d’une heure dans le fourgon, répétant : «Aujourd’hui, j’ai pris mes distances avec tous ces rigolos de kermesse [ses anciennes fréquentations, ndlr]. Je suis bien dans ma maison, avec mes moutons.»
(1) Le prénom a été modifié.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire