Dans la banlieue lyonnaise, des sexagénaires et plus ont décidé de monter une coopérative d’habitants destinée aux personnes vieillissantes.
Le soleil tape, baignant la pièce à vivre d’une lumière presque aveuglante, en cet après-midi d’été. Derrière la baie vitrée s’étalent les habitations de Vaulx-en-Velin, dans la banlieue est de Lyon (Rhône). En contrebas, les herbes folles ont pris possession du jardin. Dans la cuisine, tandis qu’il s’affaire à préparer le déjeuner, Patrick Chrétien ne tarit pas d’éloges sur son appartement, aboutissement d’un idéal de vie. « C’est fantastique, on a fait ce qu’on a voulu », s’enthousiasme-t-il, un large sourire barrant son visage. A 67 ans, cet ancien instituteur spécialisé a réalisé son souhait : celui de bien vieillir.
L’idée a germé il y a une petite dizaine d’années, lors d’une banale conversation avec deux amies, sur un sujet tout aussi banal. Elles racontaient les difficultés rencontrées avec leurs parents vieillissants, qui leur demandaient beaucoup. « On s’est dit qu’on n’allait pas emmerder nos enfants », se remémore M. Chrétien.
Ensemble, ils réfléchissent aux solutions existantes proposées : maison de retraite, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), foyer-logement, résidence avec services, etc. Liste d’attente interminable ; pas adapté, pas assez d’autonomie ; trop cher… Rien ne leur correspond.
Alors, la « bande de vieux », comme ils s’appellent entre eux — « parce que ça fait jeune, et que ça va à l’encontre de toutes les appellations du style “seniors” » —, décide de « construire leur truc ». Un lieu où ils pourront continuer à vivre de la même façon, mais dans un environnement plus adapté au vieillissement.
Propriétaires d’un immeuble écologique
Inspirés notamment par une expérience canadienne, ils optent pour la coopérative d’habitants, un intermédiaire entre la propriété individuelle et la location. Les coopérateurs sont ainsi propriétaires collectivement de l’immeuble — qu’ils ont voulu écologique — grâce à un système de parts sociales.
Autre principe maître : le refus de la spéculation immobilière. En cas de départ, les habitants récupèrent leurs parts, augmentées seulement de l’inflation, quelle que soit la plus-value qu’aurait pu prendre le bien.
Une démarche ouvertement militante pour certains d’entre eux.« Faire de l’argent sur la vieillesse », comme le proposent certaines publicités avec l’investissement dans les Ehpad, « ça me fout les boules », maugrée Patrick Chrétien. Quant aux loyers, ils sont pour la quasi-totalité plafonnés, et sous conditions de ressources.
Après quatre ans de recherche de financements et de conception, et un an et demi de travaux, l’immeuble Chamarel de la coopérative Les Barges, composé de seize logements, a accueilli ses premiers habitants de 60 ans à 76 ans, en juillet 2017. Que des retraités.
Pas envie de subir la différence de rythme avec des personnes actives ni de s’occuper des enfants des autres, affirment-ils en chœur. « Et puis quand je suis avec des jeunes, je me sens vieille », avoue Anne Frostin, 64 ans, un foulard bleu élégamment noué sur son chemisier. « Ah, d’accord, on te sert des “papi” et “mamie” », lui répondent du tac au tac d’autres coopérateurs, dans un éclat de rire.
« On existe à travers le regard des autres »
Pourtant, ils savent bien que la grande vieillesse les rattrapera. Qu’ils vont « s’affaiblir », « perdre certaines choses ». D’ailleurs pas une seule année ne passe sans qu’ils perdent « un pote ». « Mais il y a aussi les choses qui restent, et ce qui est nouveau », interrompt en levant un doigt Hélios Lopez, 68 ans, ex-agent de maîtrise.
C’est justement pour préserver ce qui reste qu’ils ont choisi de vivre ensemble. Même s’ils habitent chacun dans leur appartement, les coopérateurs gèrent collectivement leur lieu de vie. Les décisions sont prises par consensus lors d’une réunion hebdomadaire, notamment concernant les espaces communs.
Ils auraient pourtant pu faire le choix de rester chez eux, comme 90 % des personnes âgées de 75 ans ou plus, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Pour eux, le pari du vivre-ensemble, c’est de rester « vifs, stimulés intellectuellement, confrontés à l’avis des autres », notamment par le débat, qui pousse « à réfléchir, à argumenter », expose Michèle Tortonèse, l’une des trois amis à l’origine du projet, qui n’habite pas la coopérative.
En somme, à rester « ouverts », pour ne pas « devenir un vieux grincheux, aigri, autoritaire », complète Patrick Chrétien. « Le repli sur soi, c’est un des problèmes du vieillissement. Or, on existe à travers le regard des autres », abonde Hélios Lopez.
Garder le lien social permanent
Ce vivre-ensemble est notamment ce qui a séduit Anne Frostin. Veuve depuis quelques années, elle ne se voyait pas vieillir seule dans sa maison en Bretagne, elle qui a longtemps vécu en collectivité. L’ancienne juriste dans les ressources humaines a d’abord pensé à la colocation. « Mais si la personne s’en allait, je me retrouvais encore toute seule, argue-t-elle. Ici, si quelqu’un passe l’arme à gauche, mon monde ne va pas s’écrouler, comme lorsque mon mari est mort. »
Hélène Marie-Luce, ex-directrice de crèche de 70 ans, y voit, elle, une manière de garder le lien social permanent. « Je prends modèle sur les autres et j’arrive à trouver ma place », se félicite-t-elle.
Dans leurs propos se devine l’envie de conserver leur place dans la société, qui ne la leur accorde pas toujours, ou mal, alors que les plus de 60 ans représentent un quart de la population française.
Rester indépendants, ne pas être infantilisés, rester acteurs de leur vie. Ces mots sonnent comme un refrain dans la bouche de ces « vieux », bien décidés à choisir leur vieillesse plutôt que de la subir — du moins tant qu’ils le peuvent. Tous se voient vieillir ici, bon pied bon œil de préférence. Jusqu’au bout, dans la mesure du possible.
Ils « repoussent la vieillesse »
L’immeuble, adapté au grand âge et au handicap, a été pensé pour leurs vieux jours. Et s’ils ne veulent pas dépendre de leurs enfants, ils ne veulent pas non plus dépendre des autres coopérateurs.
« Même si on s’entraide, il n’y a aucun engagement entre nous. On ne prendra pas en charge notre voisin », insiste Mme Frostin. Si l’un d’entre eux a plus tard un handicap physique majeur ou des pertes cognitives importantes, il sait qu’il devra aller ailleurs, dans un lieu adapté au soin ou à la prise en charge des personnes dépendantes.
En attendant, ils « repoussent la vieillesse », ensemble. Les projets et idées pullulent, notamment lors des commissions thématiques de la coopérative. La promotion de cette alternative aux hébergements traditionnels pour personnes âgées les occupe également.
L’exemple de ces précurseurs d’une nouvelle manière de vieillir intrigue et inspire, jusqu’au plus haut niveau. Ils ont été consultés sur ce sujet par des députés pour l’élaboration de la loi sur le vieillissement.
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