Par Violaine Morin Publié le 30 Août 2018
Après la Révolution et l’abolition des privilèges, la sélection au mérite devait bâtir une nouvelle hiérarchie sociale. Pourtant, la société française d’aujourd’hui peine à offrir à chacun, quelles que soient ses origines sociales ou culturelles, les mêmes chances de réussite. Et l’école est en première ligne.
Bon point d’une école de Lyon, vers 1900. COLLECTION KHARBINE-TAPABOR
Tous les citoyens étant égaux à ses yeux [la loi] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 26 août 1789, place la « capacité », les « vertus » et les « talents » à l’origine d’une nouvelle hiérarchie sociale.
Nous sommes exactement vingt-deux jours après l’abolition des privilèges. Avec leur disparition, la compétence devient le critère à l’aune duquel seront répartis les honneurs, les charges et les avantages. En latin, meritum signifie gain, salaire : donner à chacun la part qui lui revient. Dans une société dite « méritocratique », un lien direct est établi entre le mérite et le pouvoir, que l’individu ne doit plus à sa naissance, à sa richesse ou à ses appuis personnels, mais à ses qualités propres, à son travail et à son talent. L’éducation et la formation universitaire s’imposent peu à peu comme le moyen le plus juste de déterminer la compétence qui présidera à la répartition des places.
Massification scolaire
Mais contrairement à ce que voudrait l’image d’Epinal de l’école républicaine, alimentée par quelques trajectoires fulgurantes et célèbres – celle d’un Albert Camus, par exemple, propulsé dans les études secondaires par son maître d’école –, la sélection au mérite a longtemps eu un impact limité dans le système scolaire français. Au temps de Jules Ferry, il existe, d’une part, l’école communale pour les enfants du peuple, et, d’autre part, le lycée pour ceux de la bourgeoisie. A de rares occasions, une petite minorité d’élèves doués et méritants accèdent à une forme d’élitisme républicain.
Cette ambition ne s’affirme qu’un siècle plus tard, lors de la massification scolaire des années 1970, qui donne formellement accès à l’enseignement secondaire et supérieur à tous les enfants de l’école républicaine. C’est la naissance de l’« élitisme pour tous », selon le mot de François Dubet, incarné par le collège unique, fondé en 1975. « Le système a toujours poursuivi deux objectifs distincts, résume le sociologue de l’éducation. Il servait à la fois à offrir un socle de compétences à tous les élèves et à sélectionner les meilleurs d’entre eux. Avec le collège unique, ces deux objectifs se rejoignent et chacun peut prétendre à entrer dans la compétition. »
Avec la massification de l’enseignement secondaire, le système scolaire met donc tous les enfants sur la même ligne de départ. C’est un nouveau principe fondateur, qu’on appelle désormais « l’égalité des chances », même si l’expression n’entre vraiment dans le débat public que dans les années 1990. Soit l’idée que tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales ou culturelles, doivent se voir proposer les mêmes opportunités.
Comment démêler la part du travail, du talent, de la chance et du contexte familial dans les résultats scolaires ?
Mais cette idée pose deux problèmes. D’abord, cela suppose que l’école ait le pouvoir de faire disparaître en son creuset les inégalités sociales, car on s’aperçoit vite que le premier facteur de réussite ou d’échec scolaire d’un enfant est son milieu d’origine : comment faire pour neutraliser ce handicap de départ ? Ensuite, comme le rappelle la sociologue Agnès van Zanten, les élèves en France sont « encouragés à viser l’excellence et évalués à l’aune de cet objectif ambitieux ».
Or, tous les élèves n’ont pas la capacité d’atteindre l’excellence, et toutes les formations n’exigent pas une évaluation sur ce critère. La victoire promise au plus compétent engendre ainsi une grande férocité sociale, dans un monde où chacun doit s’armer pour tirer le meilleur parti de ses propres facultés. En matière scolaire, le mérite pose d’autant plus de problèmes qu’il s’agit d’enfants : comment démêler la part du travail, du talent, de la chance et du contexte familial dans les résultats scolaires ?
Une tension jamais résolue
Ces tensions inhérentes à notre modèle de démocratisation scolaire réclamaient une prise de conscience, qui se fera en deux temps, au début des années 1980 et au début des années 2000. En 1981, Alain Savary, ministre de l’éducation nationale de François Mitterrand, crée les zones d’éducation prioritaires. Pour la première fois, on sort de l’égalitarisme républicain pour donner plus aux élèves qui ont moins, dans une première tentative pour rééquilibrer les chances de départ.
A l’époque, cette décision qui brise l’idéal égalitaire de l’école est loin de faire l’unanimité. Plus tard, le débat sur l’égalité des chances fait son apparition dans l’enseignement supérieur. Entre 1985 et 1995, en effet, le nombre de bacheliers a bondi, de 30 % d’une classe d’âge obtenant le baccalauréat à 62 %. Mais les grandes écoles restent la chasse gardée des plus aisés. Avec les années 2000 se multiplient donc les dispositifs pour l’égalité des chances.
Croix d’honneur et médaille du mérite, remises aux élèves les plus méritants dans les années 1950. RUE DES ARCHIVES/COLLECTION ELZI
Le premier d’entre eux est la « convention éducation prioritaire », mise en place à Sciences Po Paris en 2001, qui consiste à dispenser des élèves méritants de passer les épreuves écrites du concours. A ce principe de discrimination positive s’ajoutent d’autres modèles, qui misent sur l’accompagnement des élèves dans leur orientation universitaire. Pierre Mathiot, directeur de l’Institut d’études politiques de Lille, est le fondateur du programme d’études intégrées (PEI) de l’IEP de Lille, un dispositif de tutorat destiné aux collégiens et lycéens de quartiers défavorisés.
Il existe aujourd’hui un PEI dans chaque IEP de province.« Nous ne réservons pas de places au concours à ces élèves,explique-t-il, mais nous les accompagnons vers le supérieur, dès la 3e, pour lutter contre les logiques d’autocensure » – des études ont en effet montré que ces élèves ont la conviction que les filières les plus courues ne sont pas pour eux et qu’ils n’y réussiront pas. Depuis le milieu des années 2000, sous l’impulsion de la ministre de l’enseignement supérieur Valérie Pécresse, les dispositifs égalité des chances peuvent recevoir un label « cordées de la réussite » et une aide de l’Etat.
« Ce modèle s’est imposé, à droite comme à gauche, résume François Dubet. Personne ne conteste aujourd’hui le principe de l’égalité des chances. » Reste à tomber d’accord sur les priorités : faut-il pousser les meilleurs élèves des classes défavorisées ou assurer à tous d’atteindre un bon niveau ? Persiste ainsi une tension jamais résolue avec l’autre principe fondateur de l’école française, qui est de garantir à tous les enfants une instruction de qualité, et pas seulement aux plus méritants. C’est la logique du « socle » ou encore des « fondamentaux ». Il n’y a a priori pas d’obstacle formel à poursuivre ces deux objectifs en même temps, mais la pratique démontre le contraire.
« Une nouvelle lutte des classes »
En 2005, la loi Fillon crée le « socle commun » au collège. Lors de la réforme pour le renforcement des fondamentaux au collège, portée par la ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem en 2015, les familles, les syndicats et une partie de la classe politique et intellectuelle s’insurgent de la disparition des classes bilangues et autres options, elles qui participent pleinement au regroupement des meilleurs élèves entre eux.
« C’est une nouvelle lutte des classes, juge François Dubet. Les classes moyennes et supérieures d’aujourd’hui ont un accès favorisé au système scolaire, et n’ont pas intérêt à le remettre en cause. » Les élèves défavorisés, eux, auraient intérêt à ce que l’on garantisse une plus grande égalité et la disparition des options et filières, toutes ces petites marges qui permettent à ceux qui maîtrisent les codes du système d’en tirer le meilleur parti. « Mais ils sont les acteurs muets de ce débat », conclut François Dubet.
« C’est tout le problème de l’égalité des chances : elle crée les conditions de sa non-reproduction », résume Patrick Savidan, philosophe et auteur de Repenser l’égalité des chances(Grasset, 2007). En maintenant un idéal d’excellence et la compétition qui permet de l’atteindre, le système scolaire continue à donner l’avantage aux classes favorisées, qui sont plus promptes à armer leurs enfants pour la réussite. Comme le rappelle Pierre Mathiot, « sur les quinze dernières années, on constate un surinvestissement des familles favorisées dans la réussite de leurs enfants, qui se traduit par l’explosion du marché du soutien scolaire, des prépas payantes aux concours et des séjours linguistiques à l’étranger ».
Et nul n’est prêt à jouer le jeu d’une égalité des chances absolue, qui consisterait à rebattre les cartes à chaque génération. De sorte que la prime au mérite revient à conforter les places des plus favorisés. « Les élèves arrivent dans le système avec leurs privilèges, et le diplôme vient en quelque sorte blanchir cet avantage et le traduire en compétences », regrette Patrick Savidan.
« Le système a du mal à s’adapter aussi vite que les stratégies des parents les plus privilégiés, qui reconstituent leurs avantages à chaque réforme »
Patrick Savidan, philosophe
En outre, la logique de l’égalité des chances est en elle-même cruelle pour les enfants qui ne réussissent pas. S’ils sont censés avoir été épaulés par le système, ils deviennent responsables de leur échec relatif. « Psychologiquement, l’égalité des chances est une violence terrible pour les mauvais élèves », résume François Dubet. Ceux à qui l’on dit : vous aviez l’opportunité de réussir et vous avez quand même échoué. Faut-il pour autant cesser de placer ces garde-fous que sont l’éducation prioritaire et les dispositifs destinés aux plus démunis, qui permettent de maîtriser un tant soit peu les inégalités scolaires, sous le prétexte qu’elles ne garantissent pas l’équité ?
« Il existe une critique de gauche selon laquelle les programmes d’égalité des chances ne servent qu’à légitimer le système,reconnaît Pierre Mathiot. Mais je préfère aider une minorité d’élèves que ne rien faire en attendant une réponse systémique qui n’arrivera peut-être jamais. » La nécessité de réformer ne cesse, en effet, de se heurter aux tensions inhérentes au système méritocratique. « Il y a parfois une grande incertitude sur les réformes qu’il faudrait mener, souligne Patrick Savidan, car le système a du mal à s’adapter aussi vite que les stratégies des parents les plus privilégiés, qui reconstituent leurs avantages à chaque réforme. »
Fictions nécessaires
La sélection au mérite et la croyance en l’égalité des chances restent cependant des fictions nécessaires, adossées au principe fondamental de l’égalité des droits. En dépit de ses nombreux défauts, ce modèle est « positif, parce qu’il exprime notre souci de ne pas subir des interférences arbitraires dans nos choix de vies et d’être égaux face aux opportunités », résume Patrick Savidan. En somme, dès lors que les citoyens sont égaux, nous n’avons pas d’autre choix que de croire à la possibilité de l’égalité des chances.
Dès le milieu du XIXe siècle, un Tocqueville voyait à la fois l’avantage et la difficulté à utiliser le mérite comme moyen de faire tenir ensemble la liberté qu’a chacun de poursuivre ses propres intérêts et l’aspiration collective à plus d’égalité. En outre, comment ferait-on une société dans laquelle le mérite n’est pas récompensé ? A l’échelle de l’école seule, il semble impensable de ne pas féliciter un élève qui progresse. Il en va de même dans le monde des adultes, où il paraît périlleux de disqualifier la rétribution des efforts. « Il faut donc repenser le mérite pour en neutraliser les effets pervers », résume Patrick Savidan.
C’est donc moins l’égalité des chances en elle-même qui pose problème que la société inégalitaire dans laquelle elle s’inscrit. « On en est venu à penser que, si on lutte contre les discriminations pour assurer l’égalité des chances, le système est juste, regrette Patrick Savidan. Evidemment, ça ne suffit pas. En revanche, si l’on arrive à garantir une société dans laquelle le meilleur ne rafle pas toute la mise, alors l’égalité des chances peut fonctionner. »
En somme, la compétition est inévitable, mais elle est moins pénible pour les perdants s’ils ne perdent pas tout. Il faudrait donc arriver à définir une égalité des chances « soutenable », selon le mot de Patrick Savidan, qui convoque le philosophe John Rawls, penseur américain d’une théorie moderne de la justice. « Rawls nous invite à cesser de penser le mérite comme une donnée naturelle, préinstitutionnelle », qui lui confère une sorte d’épaisseur morale.
Attribut irrévocable
En effet, dans le tour de force qui consistait à supprimer le privilège de la naissance et à fonder un nouveau contrat social, le mérite a fini par devenir un autre attribut irrévocable, susceptible de justifier des stratifications sociales non moins immuables que les précédentes. Tout se passe comme si le mérite reposait sur de l’intime, de l’inné, le « talent », la force de travail supposée de tel ou tel. « Or, ce n’est pas le cas, il relève simplement d’un système de valeurs dans lequel nous avons choisi de valoriser certaines qualités, et d’en dévaloriser d’autres », rappelle Patrick Savidan.
Cette approche permet de dégager le mérite des qualités morales qui le rattachent fortement à l’individu et en font le seul responsable de sa destinée. « Il y a simplement une représentation sociale de ce qu’est le mérite, dont on a besoin pour faire fonctionner la société. » Et dont il nous revient, en tant qu’acteurs du même contrat social, de redéfinir les contours, dans la société en général et dans l’école en particulier. Après tout, il n’appartient qu’à elle de définir d’autres manières d’être bon élève.
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