Plus disponible, plus efficace, l’onanisme dispose de solides atouts. Mais opposer auto-érotisme et rapport sexuel n’a pas de sens tant les deux sont imbriqués, relève la chroniqueuse Maïa Mazaurette.
LE MONDE | | Par Maïa Mazaurette
En septembre dernier, lors de la Sex Expo de New York, la chroniqueuse (moi) observait avec perplexité deux objets curieusement marketés. Le premier, une vaginette géante couleur bleu électrique, était présentée comme un outil de préparation physique, pour s’entraîner avant de « vrais » rapports. Le second, un vibrateur clitoridien, était vendu comme aide au retour à la sexualité pour les femmes venant d’accoucher. En dépit du fait qu’il s’agissait de stimuler ses parties génitales en solitaire afin d’obtenir des orgasmes, aucun des deux concepteurs n’a voulu admettre qu’il s’agissait d’objets masturbatoires.
De fait, l’onanisme implique encore aujourd’hui un imaginaire d’égoïsme, de misère, d’improductivité… et d’énormes godemichets en plastique rose (si vous en possédez, mettez-les sous vitrine, ils commencent tout juste à être vintage).
Alors que certains semblent ne voir la masturbation nulle part (« je vous jure qu’il s’agit d’un facilitateur pour retour de couches, accessoirement destiné à vous faire grimper aux rideaux »), d’autres voient le vice partout. Selon les adeptes de théories apocalyptiques, nous vivons déjà dans une société de la masturbation. Trop de plaisirs, trop accessibles, trop de narcissisme, trop de laisser-aller, dont on tirera les perspectives attendues : fin du couple, désenchantement du monde, métamorphose en robots sans âme, scotchés à nos sextoys et nos smartphones (s’il existe encore une différence).
Vive les effets de l’interaction
Bon. Mettons les pieds dans le plat. Si la masturbation remplaçait le sexe, serait-ce une si mauvaise nouvelle ? Ne serions-nous pas libérés une bonne fois pour toutes du concept de misère sexuelle ? Si les rapports humains sont trop compliqués, conflictuels et décevants, pourquoi ne pas s’en passer ?
La masturbation dispose en effet de solides atouts : tout d’abord, si on s’en tient à une vision comptable de la sexualité, elle est à la fois plus disponible et plus efficace qu’un rapport interpersonnel. Non seulement nous ne sommes jamais mieux servis que par nous-mêmes, mais nous sommes en libre-service permanent et gratuit (comme la cantine de Facebook). En 2016, le site Cam4 demandait à 8 000 femmes de parler de leurs orgasmes : en termes de plaisir, la masturbation fonctionne mieux que les caresses, les cunnilingus, les pénétrations vaginales ou, tout en bas du classement, les pénétrations anales (à peine un quart d’adeptes en France, contre 70 % d’heureuses branleuses).
Ces jouissances faciles s’expliquent par tout un tas d’excellentes raisons : aucun jugement, aucune obligation de performance, un corps qu’on connaît sur le bout des doigts et, bien entendu, une technique parfaite. C’est peut-être sur ce point que le rapport sexuel classique a du souci à se faire : la masturbation a plus évolué, depuis l’invention du vibrateur, que le missionnaire depuis le temps des cavernes. Qui pourra en outre nous reprocher, en des temps difficiles, un peu d’amour de soi ? La masturbation s’inscrit avec délice dans les prescriptions du body-positivisme, de la bienveillance, du care. Et puis c’est sûr qu’en restant dans sa chambre, on prend moins le risque de tomber sur des pervers narcissiques.
Dans ces conditions, pourquoi faire encore l’amour ? Eh bien, parce que sur les 142 raisons documentées qui nous poussent au crime de fornication (Archives of Sexual Behavior, juillet 2007), la très grande majorité n’a rien à voir avec des questions de plaisir physique, de soulagement ou de confort. Ce sont au contraire les effets de l’interaction qui sont prioritairement recherchés, avec une réjouissante amplitude de motivations. Ces dernières s’étendent de la peur d’être abandonné à la recherche de bénéfices financiers, en passant par la manipulation ou la très compréhensible envie d’exaspérer ses parents.
Le jour où une masturbation sera capable de vous prodiguer une augmentation ou une demande en mariage, d’impressionner vos amis ou de dire merci à votre maîtresse, nous pourrons comparer ce qui est comparable.
Espace de partage et de bienveillance
Mais bien sûr, tout cela n’a de sens qu’en opposant masturbation et rapport sexuel, un raccourci qui nous emmènerait droit dans le mur. Notre propre corps ne cesse pas d’exister au moment où nous ouvrons nos draps à un partenaire : il existe toujours une part de masturbation dans un rapport sexuel, qui peut être plus ou moins assumée, comme le montrent les questions angoissées des internautes sur certains forums (« J’ai l’impression qu’il se masturbe sur moi »). Même lors du missionnaire le plus basique, est-on toujours ensemble ? Ne pense-t-on jamais à autre chose, à une autre personne… ou à rien ?
A l’inverse, est-on jamais seul/e quand on se masturbe ? Si on se caresse en imaginant son patron, peut-on parler de rapport interpersonnel unilatéral ? Si le patron est au courant que vous fantasmez sur ses fesses velues, parce que vous le lui avez signifié par texto, vidéo et télégramme, et qu’il vous demande de continuer mais à plat ventre, est-ce encore strictement de la masturbation ? Et si le patron se situe dans la pièce ?
Comment peut-on circonscrire la masturbation à une activité solitaire, quand on peut être masturbé/e par quelqu’un ? Comment peut-on la limiter à une histoire de plaisir égoïste, quand elle s’inscrit dans le cadre de rapports de pouvoir, de frustration ou d’exhibition entre adultes consentants (pensez au juteux business des cam girls, qui s’adonnent à l’auto-érotisme contre paiement, devant la caméra de leur ordinateur) ?
Le proche futur devrait continuer de brouiller les cartes puisque les teledildonics, ces sextoys à distance dont le concept existe depuis 1975 (ça ne nous rajeunit pas), permettent à des couples séparés de faire l’amour en simultané (dans le cas d’un rapport hétérosexuel, imaginez un godemichet et une vaginette interconnectés, répercutant mutuellement les informations ayant trait à la vigueur d’un coup de rein où à la vibration d’un orgasme).
L’ARGUMENT D’UNE MASTURBATION TRIOMPHANTE COMME PREUVE DE L’INDIVIDUALISME CONTEMPORAIN NE TIENT PAS LA ROUTE
Jusqu’à la semaine dernière, le plein déploiement de cette technologie restait entravé par une sombre histoire de propriété intellectuelle abusive, mais le brevet vient de tomber. Vous ne devriez donc pas tarder à entendre vos voisins ahaner même quand madame est en voyage d’affaires au Tadjikistan (si l’impatience vous consume, pensez aux versions déjà existantes des teledildonics, comme l’œuf télécommandé).
Du coup, l’argument d’une masturbation triomphante comme preuve (rayez les mentions inutiles) de l’individualisme contemporain, de l’incapacité à aimer, d’un hédonisme forcené, d’une immaturité rampante, du réchauffement climatique, ne tient pas la route. Justement parce qu’elle déborde du cadre étroit qui lui était assigné, la masturbation rend cette distinction privé/public obsolète. Peut-être, effectivement, nous transformons-nous en créatures égocentriques. Mais si la masturbation, dans le même mouvement, devient un espace de partage et de bienveillance, aura-t-on réellement perdu au change ?
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